Il est temps de donner un nouveau départ au tourisme patrimonial

Un bouleversement sismique a ébranlé le tourisme patrimonial pendant la pandémie. Maintenant la crise passée, une occasion en or s’offre à nous de nous arrêter pour repenser notre approche, tant du patrimoine que du tourisme.

Comme Darren Peacock, directeur général de la Fiducie nationale d’Australie-Méridionale, l’a dit lors de la Conférence 2022 de la Fiducie nationale, « il est temps de donner un nouveau départ au tourisme patrimonial ».

Depuis longtemps, le patrimoine et le tourisme s’accordent difficilement. Un souci de longue date concernant le tourisme est qu’il peut devenir écrasant pour les destinations, en particulier les lieux patrimoniaux, par exemple, lorsque d’immenses bateaux de croisière remplis de vacanciers avides se déversent sur les destinations convoitées. La ville de Québec, qui compte 540 000 résidents, recevait 5 millions de visiteurs par année avant que la COVID-19 ne frappe. La Ville a travaillé avec les résidents pour gérer le tourisme, entre autres en redirigeant les autobus touristiques à l’extérieur du centre historique, mais davantage de travail reste à faire.

En 2015, l’UNESCO a fixé des objectifs de développement durable. Ceux-ci concernent entre autres le tourisme. Ces objectifs incitent à développer des expériences de voyage de qualité qui encouragent les différentes parties prenantes à adopter un comportement responsable. Ils favorisent également la protection des lieux patrimoniaux à travers le monde.

Depuis la pandémie, les réflexions sur le tourisme continuent d’évoluer. Les communautés cherchent à identifier des moyens pour que cette industrie leur soit profitable. Elles souhaitent inclure l’ensemble de leurs membres au cœur de la discussion sur le tourisme, plutôt que de ne compter que le nombre de « lits loués » comme contribution des voyageurs à l’économie locale.

Une approche en faveur d’un tourisme régénérateur (« regenerative tourism », en anglais) gagne en popularité. Selon cette vision, le visiteur peut donner en retour à la collectivité. Le terme « regenerative tourism » a été utilisé au départ par Anna Pollock, fondatrice de Conscious Travel, une entreprise à vocation sociale dont la mission est de « créer une économie du visiteur prospère qui ne nous coute pas la Terre. » Pollock milite depuis 1995 en faveur d’une approche plus holistique et intégrale du tourisme qui permettrait aux voyageurs, aux entreprises, aux collectivités et aux écosystèmes de se développer. Le tourisme régénérateur doit représenter une source de revenus pour les communautés, offrir de bons emplois et protéger la culture locale.

Divers visages du tourisme régénérateur voient le jour dans le monde. En voici quelques exemples.

 

Giant’s Causeway, Irlande du Nord

© Photo: Rapport Putting the Local in Global de la International National Trusts Organisation

L’une des destinations les plus populaires d’Irlande du Nord, Giant’s Causeway, est depuis longtemps source de tensions entre la communauté locale et le propriétaire du site, la Fiducie nationale d’Angleterre, du pays de Galles et d’Irlande du Nord. Depuis que le site est devenu une attraction touristique au XIXe siècle, le nombre de visiteurs qui viennent y découvrir sa beauté naturelle croît sans cesse. En 2017 et en 2018, pour la première fois, le nombre de touristes a dépassé 1 million; le centre destiné à l’accueil des visiteurs (construit en 2012) témoigne de l’affluence excessive. La population locale a exprimé sa frustration quant à l’impact de cette augmentation importante sur la qualité de vie des résidents, sur l’économie locale et sur la conservation du site.

En 2018, la Fiducie nationale a créé un poste de gestionnaire du tourisme responsable pour le site. En 2019, dans le cadre d’une nouvelle étude, elle a décidé de faire participer activement la communauté locale au processus décisionnel. Le consultant en mobilisation Cillian Murphy a été engagé par la Fiducie nationale pour superviser le travail. Vu les conflits de longue date dans la région, M. Murphy a inclus dans son équipe un vétéran de la mobilisation communautaire et de la résolution de conflits. L’équipe a recommandé un processus de mobilisation de 15 mois, considérant qu’un engagement continu représenterait un élément clé pour bâtir la confiance et parvenir à une issue positive.

« Plusieurs personnes ont suggéré un plan de mobilisation communautaire d’une durée de 6 mois — simplement pour cocher une case. Le plan que nous avons établi pour la Fiducie nationale à la Giant’s Causeway est de 15 mois, avec de multiples conversations et beaucoup de thé. C’est lors de la cinquième rencontre que la vraie histoire fait surface, pas lors de la première », affirme M. Murphy (cité dans une étude de cas publiée en 2021 — en anglais seulement).

Mettre de l’avant la voix de la communauté locale est souvent difficile lorsque de puissantes parties prenantes aux intérêts contraires sont impliquées. Il s’agit là d’un des obstacles au tourisme régénérateur « Malheureusement, ce n’est que face à une crise que plusieurs organisations de gestion commencent à comprendre l’intérêt de placer la population locale au centre du processus décisionnel qui touche leur communauté », comme il est noté dans le rapport de 2021 de la International National Trusts Organisation (INTO), Putting the Local into Global Heritage (en anglais seulement). Du cas de la Giant’s Causeway se dégage une leçon importante : une collaboration approfondie, authentique et à long terme avec la population locale est cruciale pour bâtir une confiance durable.

 

Moonta Mines, Australie

© Photo: National Trust of South Australia

La Fiducie nationale d’Australie-Méridionale fait elle aussi un bout de chemin pour régénérer le tourisme. Comme le directeur général de l’organisation, Darren Peacock, l’a dit lors de la Conférence 2022 de la Fiducie nationale, « nous avons là l’occasion de penser différemment; il ne faut pas la manquer ».

La Fiducie d’Australie-Méridionale est propriétaire d’un site désigné à l’échelle nationale comme ayant une valeur patrimoniale, les Moonta Mines, actuellement remis en valeur. Les membres du peuple Narungga sont les propriétaires traditionnels du site, qui se trouve sur un terrain de 300 hectares. À son apogée, Moonta était l’une des mines de cuivre les plus prolifiques au monde; cependant, l’extraction minière a cessé brusquement il y a 100 ans, en 1923. Le site est devenu un paysage postindustriel où se trouvent plusieurs reliques industrielles telles que de vieilles chaudières, abandonnées là où elles ont été déposées, et, partout, des résidus de cuivre (ce dernier était trié à la main à l’air libre, après avoir été extrait de la mine).

Alors qu’elle remet en valeur le site, la Fiducie se pose diverses questions : « À qui appartient cet endroit? Quelles histoires devrions-nous raconter? Comment les partager? Pour ce faire, quelles activités devrions-nous entreprendre? ».

L’histoire traditionnellement racontée se rapporte au commerce prospère lié à l’extraction du cuivre, qui a incité une foule de mineurs de Cornwall en Angleterre à se rendre dans la région. Néanmoins, plusieurs autres histoires méritent d’être racontées, par exemple celle des enfants qui travaillaient dans la mine (connus sous le nom de picky-boys), ainsi que celle des personnes qui vivaient à cet endroit avant que la mine ne soit exploitée. Ces autres facettes sont désormais elles aussi mises en valeur.

Le peuple Narungga en Australie collabore avec la Fiducie nationale d’Australie-Méridionale pour régénérer les histoires racontées sur le site. Les Narunggas régénèrent également leur langue, rebaptisent leurs histoires et les partagent à Moonta Mines avec une voix qui leur est propre.

En parallèle, la Fiducie nationale d’Australie-Méridionale développe des sentiers de randonnée et de vélo à l’intérieur des 300 hectares, permettant aux visiteurs d’explorer en profondeur le site. En donnant accès aux histoires complexes racontées tant sur le site patrimonial qu’à l’extérieur et en créant des espaces pour s’amuser et faire de la recherche historique, la Fiducie donne l’occasion aux visiteurs de forger leur propre patrimoine.

« En replaçant les gens du passé et du présent dans un paysage industriel abandonné, nous permettons au patrimoine de donner ce qu’il a de mieux, selon M. Peacock. Nos objectifs pour la communauté (notamment par les liens que nous établissons) ont trait à la résilience, à la créativité et, en particulier, à la durabilité des pratiques que nous développons. »

 

First Story Toronto, Toronto

First Story Toronto est une organisation autochtone qui dirige des recherches et diffuse des informations à propos de la présence autochtone à Toronto par le biais de différentes initiatives, y compris des promenades accompagnées de récits. L’organisation a été mise sur pied en 1995 par le militant et gardien des savoirs traditionnels Rodney Bobiwash, après que celui-ci ait noté que les Torontois voient souvent leur ville comme étant une « nouvelle » ville. Les gens de la région percevaient l’histoire de Toronto comme entièrement déterminée par l’arrivée des colons au cours des deux derniers siècles; ils avaient une compréhension et des connaissances limitées de la vaste histoire autochtone sur le territoire.

M. Bobiwash a créé une visite en autobus d’une durée de trois heures, la Great Indian Bus Tour of Toronto. Celle-ci a permis d’accroître et d’approfondir la compréhension de la géographie autochtone de la ville. Au fil des ans, de plus en plus de gens ont participé au programme, y compris des jeunes, des aînés, des artistes et d’autres citoyens; ils ont étoffé de leurs points de vue le savoir relatif à la géographie autochtone. Grâce à ce travail, divers lieux, de Mississauga à Scarborough, sont devenus chargés d’histoire.

Les visites sont menées par un groupe grandissant de guides autochtones connaisseurs. Ces experts travaillent en équipes de deux afin de mieux comprendre d’autres points de vue que le leur et enrichir les récits qu’ils partagent avec leur auditoire. First Story rémunère bien ses guides; il s’agit d’une initiative importante pour l’emploi, en particulier pour les jeunes qui y acquièrent de l’expérience, en plus d’avoir l’occasion d’ajouter leur perspective à l’histoire commune et de se faire entendre d’un public diversifié.

L’approche de First Story Toronto évolue. Jon Johnson, professeur adjoint à l’Université de Toronto et organisateur en chef de First Story Toronto, a commenté lors de la Conférence 2022 de la Fiducie nationale que « classer cette initiative comme étant une visite guidée pouvant s’adresser à des touristes est contrariant. Je pense que cela peut mener à l’adoption d’une attitude de spectateur et encourager un style de participation qui est en désaccord avec l’intention derrière cet évènement. »

M. Johnson a expliqué que l’équipe de First Story a parfois dû faire face à des manières de participer qui ne sont pas éthiques, à du voyeurisme et à une forme d’extraction (c.-à-d. se servir de spécialistes autochtones non pas à titre d’experts, mais comme des sujets à étudier, et dont le savoir est extrait et utilisé, souvent sans permission). En réponse à cela, l’équipe a développé de nouvelles stratégies. Par exemple, les membres demandent maintenant aux participants de faire certains devoirs en amont des visites guidées. Ils se montrent plus sélectifs lors du choix des participants aux promenades. De plus, ils refusent parfois de répondre à des questions qui manquent d’égard.

First Story Toronto est un exemple de tourisme régénérateur mis en pratique. Demander aux visiteurs de réfléchir à la participation éthique, donner une place à une grande variété de compréhensions et de récits autochtones et imposer certaines limites aux visiteurs favorise une expérience plus positive pour la communauté et une évolution positive de l’économie du tourisme.

 

Voilà trois exemples qui illustrent les changements en cours dans le domaine du tourisme patrimonial. Tous trois montrent une plus grande sensibilité aux communautés locales et soutiennent la collaboration entre les divers groupes impliqués afin de s’assurer que chacun d’entre eux en sortira gagnant. Communautés et lieux historiques se retrouvent ainsi au centre des réflexions sur le tourisme.