Liste des lieux menacés dressée par la Fiducie nationale du Canada – Édition spéciale crise climatique

L’immeuble le plus écologique est celui qui est déjà construit.– Carl Elefante

À la veille du Mois de la Terre, la Fiducie nationale du Canada met l’accent sur le lien entre climat et conservation du patrimoine en inscrivant des immeubles risquant d’être démolis à sa liste des lieux menacés. Dilapider la richesse que représentent des structures et les matériaux dont elles sont faites est un luxe que le Canada ne peut plus se permettre. À l’heure où l’urgence climatique et la perte de biodiversité sont les plus grands enjeux et où le Worldwatch Institute estime que la planète sera à court de matières premières de construction d’ici 2030, chaque décision concernant l’avenir d’un immeuble existant doit être soigneusement réfléchie.

Les défenseurs du patrimoine et les défenseurs du climat peuvent s’entendre sur le fait que la perte de ces lieux serait une malheureuse manifestation de l’obsolescence prématurée et de l’attitude considérant les immeubles comme des biens jetables sans égard à leur qualité patrimoniale ou leur âge. Faute d’action, les gens, les lieux et la planète sont exposés à des risques croissants d’impacts climatiques dévastateurs.

1. Centre des lettres et sciences humaines, Université de l’Alberta

(11121, promenade Saskatchewan, Edmonton [Alberta])

L’Université de l’Alberta a entrepris une série inédite de démolitions. Secouée par d’énormes réductions du financement de l’Université à partir de 2019 et voulant supprimer de son bilan des frais d’entretien reportés (865 millions de dollars en 2020), l’Université a démoli des immeubles représentant des centaines de milliers de pieds carrés : la maison des anciens (1959); l’énorme complexe de résidences étudiantes Michener Park (380 unités) (1967); les quatre historiques « Ring Houses » (1912-1914) (inscrites à la liste des lieux menacés dressée par la Fiducie nationale en 2021); l’étable à vaches laitières – musée de la Faculté des sciences de l’agriculture, de la vie et de l’environnement (1930). L’immeuble de l’administration (1957) et le Centre des lettres et sciences humaines (1972) sont les prochains destinés à être démolis, et il se dit que d’autres suivront. Le Centre des lettres et sciences humaines, œuvre du célèbre architecte d’Edmonton John McIntosh, est une structure brutaliste dans le style ziggourat inversée, avec des atriums lumineux, des finitions richement texturés et des éléments expressifs comme un amphithéâtre circulaire. 

En avril 2022, dans le classement du Times des universités selon leur impact au regard des objectifs de développement durable de l’ONU, l’Université de l’Alberta figurait parmi les 15 établissements postsecondaires les plus durables pour ses constants efforts en faveur de la durabilité sur le campus et au-delà. Au lieu de démolir des immeubles, l’Université de l’Alberta devrait démontrer son leadership en matière climatique, en adaptant son patrimoine de biens publics. 

 

2. Hôtel St. Charles 

(235, avenue Notre Dame, Winnipeg [Manitoba])

Depuis 15 ans, l’hôtel St. Charles est une victime de démolition par voie de négligence au vu et au su de tous. Il est situé à un point d’accès très fréquenté de l’emblématique lieu historique national du quartier de la Bourse de Winnipeg. L’immeuble datant de 1913 est une structure de quatre étages en brique et pierre qui a servi tour à tour d’hôtel, de restaurant et de boîte de nuit. La Ville de Winnipeg l’a désigné comme bien du patrimoine en 1985. Après l’avoir acheté en 2005, le nouveau propriétaire a évidé l’intérieur et, en 2008, a demandé l’autorisation de démolir l’immeuble pour le remplacer par un hôtel boutique. La Ville a refusé, et l’immeuble est resté vacant depuis lors malgré divers projets de réaménagement évoqués de temps à autre. En 2013, préoccupée par les enjeux de sécurité publique autour de l’hôtel, la Ville a voulu saisir la propriété au motif qu’elle était laissée à l’abandon, mais a ensuite renoncé à exproprier. 

Le règlement municipal sur les immeubles vacants adopté en 2010 visait à presser les propriétaires de réaménager de tels immeubles en imposant des pénalités annuelles croissantes. L’organisme Héritage Winnipeg a demandé que ce règlement soit modifié en ajoutant un échéancier ferme en vue de l’expropriation si un propriétaire refuse de rénover ou de vendre un immeuble laissé à l’abandon. De telles situations de démolition par voie de négligence se voient dans toutes les villes canadiennes. À Ottawa, la maison Somerset (352, rue Somerset O.), inscrite à la liste des lieux menacés de la Fiducie nationale en 2017, en est un triste exemple depuis 2007. 

 

3. Centre de santé et de bien-être Avon Crest 

(86, rue John Sud, Stratford [Ontario])

La Huron Perth Healthcare Alliance (HPHA) veut démolir un immeuble structurellement sain – qui est aussi un des plus importants repères architecturaux de Stratford – pour pouvoir vendre un terrain dégagé à un promoteur immobilier. L’immeuble était le premier hôpital public de Stratford quand il a été inauguré en 1891. Il est l’œuvre du réputé architecte George F. Durand, et il est un des derniers hôpitaux du 19e siècle subsistant au Canada. De style reine-Anne de la grande époque victorienne, il possède une tour centrale, des fenêtres en baie, des tourelles et de hautes cheminées en brique chamois locale. Il a perdu des éléments décoratifs au fil des ans, et il a été agrandi par l’ajout d’annexes à l’arrière. En 1995, il a été transformé en maison de convalescence et rebaptisé Avon Crest. Par la suite, il a servi à des fonctions administratives jusqu’à ce qu’il soit abandonné en 2018. Les membres d’un comité de sauvetage d’Avon Crest ont calculé qu’il recèle 131 100 kg de carbone incorporé, et ce, uniquement dans ses briques – il y en a 247 000. 

En 2020, l’HPHA, qui en est propriétaire, a brièvement cherché des options qui permettraient de réutiliser l’immeuble entouré de vastes terrains de stationnement. Elle a toutefois conclu qu’un terrain dégagé serait plus intéressant pour des promoteurs immobiliers. Le 31 janvier, elle a publié un appel d’offres pour la démolition avec une échéance du 14 février. Entre-temps à London, non loin, deux grands immeubles patrimoniaux sur le site de l’ancien hôpital Victoria sont voie d’être transformés par des groupes sans but lucratif pour y aménager des logements locatifs abordables. 

 

4. Hôtel Chelsea

(33, rue Gerrard Ouest, Toronto [Ontario]) 

L’hôtel Chelsea a ouvert ses portes en 1975. Il était le plus grand au Canada, avec 1590 chambres sur 26 étages. Aujourd’hui, il est sur le point d’être rasé et remplacé par trois tours de verre d’environ 31, 49 et 86 étages. Le nouveau complexe triplerait la superficie habitable sur le site. L’hôtel Chelsea représente un énorme héritage matériel (des centaines de milliers de mètres cubes de béton, entre autres). Il est bien entretenu et structurellement sain. Il pourrait aisément être adapté et agrandi. Construit avec des fonds de la SCHL comme coopérative de logement étudiant et immeuble à condos résidentiels, c’est en fin de compte comme auberge Chelsea du groupe Delta qu’il a été ouvert en 1975. Il comptait 45 000 m2 en chambres et locaux de conférence. La Ville de Toronto a évalué la massive structure brutaliste pour son importance patrimoniale, mais ne lui a pas accordé de reconnaissance. Il reste que les défenseurs du patrimoine et les défenseurs du climat peuvent s’entendre sur le fait que la perte de ces lieux serait une malheureuse manifestation de l’obsolescence prématurée et de l’attitude considérant les immeubles comme des biens jetables. 

Pourquoi c’est important  

Dilapider la richesse que représentent ces structures et les matériaux dont elles sont faites est un luxe que le Canada ne peut plus se permettre. À l’heure où l’urgence climatique et la perte rapide de biodiversité sont les plus grands enjeux et où le Worldwatch Institute estime que la planète sera à court de matières premières de construction d’ici 2030, chaque décision concernant l’avenir de tout immeuble existant doit être soigneusement réfléchie. 

Le Canada est honteusement au premier rang mondial pour la production d’ordures par habitant, avec 36,1 tonnes par personne (les États-Unis sont au troisième rang, avec 25,9 tonnes). Les déchets de construction et de démolition compteraient pour au moins 27 % du total, dont 2 752 000 tonnes de bois – souvent d’irremplaçable bois de vieux peuplements. À Vancouver, 23 485 des 68 000 maisons unifamiliales de la ville ont été démolies entre 1985 et 2014. 

Le secteur de la construction et de l’exploitation des immeubles est la plus importante source d’utilisation d’énergie et d’émissions au monde, générant 39 % de l’empreinte carbone. Il offre aussi la possibilité de réaliser des pas de géant dans la décarbonisation. Les efforts consacrés à la réduction du carbone visent surtout l’exploitation des immeubles (28 % des émissions), mais il y a aussi le carbone présent dans les matériaux de construction (11 % des émissions intégrées). Les plus grandes réductions des émissions de gaz à effet de serre et des impacts environnementaux peuvent être réalisées en prolongeant la vie des immeubles existants (« L’immeuble le plus écologique est celui qui est déjà construit. ») et en construisant des immeubles pouvant être adaptés à de nouvelles vocations au fil du temps. En plus de réduire les émissions de carbone, on éviterait les répercussions de l’extraction de ressources sur le patrimoine naturel et les paysages culturels autochtones. Le Canada possède un vaste puits de carbone sous forme d’immeubles anciens ou patrimoniaux qu’il faudrait entretenir et dont on pourrait tirer parti. Des études ont établi qu’il faut jusqu’à 80 ans pour qu’un nouveau bâtiment « vert » compense les émissions de carbone engendrées par sa construction. Faute d’action, les gens, les lieux et la planète sont exposés à des risques croissants d’impacts climatiques dévastateurs. 

Ce qui doit changer  

Nous sommes en pleine crise climatique, et il est vital d’agir immédiatement. Le Canada a besoin de politiques qui réduiront immédiatement les émissions de GES – et en même temps créeront des emplois et renforceront l’économie. Le recyclage et la réutilisation d’immeubles existants offre une possibilité exceptionnelle et largement méconnue de réaliser ces objectifs. 

Cependant, la réutilisation des immeubles n’est toujours pas la norme au Canada. La démolition et la construction à neuf est la solution privilégiée par l’industrie de la construction et les acheteurs. Les obstacles à la réutilisation prennent diverses formes : 

  • obstacles réglementaires – zonage, règlements d’urbanisme et codes du bâtiment prescriptifs plutôt qu’axés sur les résultats peuvent dissuader la réutilisation et pousser à la négligence; 
  • obstacles physiques ou techniques – les coûts de la réhabilitation d’un immeuble sont accrus par le report d’opérations d’entretien et la pénurie de professionnels du patrimoine pouvant mettre de l’avant des possibilités de réutilisation et réduire les risques; 
  • obstacles culturels – l’industrie de la construction est axée sur la nouvelle construction, et les pratiques sur le marché immobilier renforcent l’obsolescence prématurée des immeubles; 
  • obstacles économiques – obtenir un financement bancaire pour la réutilisation adaptée d’un immeuble peut être difficile, et les impôts fonciers ainsi que l’impôt sur le revenu favorisent la démolition. 

Pour réaliser les objectifs climatiques du Canada, il faudrait réduire les incitatifs à la démolition et prévoir des incitatifs financiers à la réutilisation des immeubles, il faudrait assujettir les permis de démolition à des critères plus stricts, et il faudrait exiger la comptabilisation du carbone sur l’ensemble du cycle de vie dans les décisions sur des projets de construction. Encourager la réutilisation d’immeubles anciens et patrimoniaux réduit aussi l’impact sur l’environnement (y compris le patrimoine culturel autochtone) causé par l’extraction inutile de ressources. 

Actions recommandées  

Tous les citoyens peuvent agir dans leur communauté. Demandez à votre conseiller municipal ce qu’il pense de nouveaux moyens de faire en sorte que la réutilisation des immeubles devienne la nouvelle norme. Par exemple : cesser d’octroyer des permis de démolition comme s’il s’agissait d’un droit, et renforcer l’examen des demandes; prioriser la conservation des matériaux en exigeant la déconstruction si la démolition est inévitable; créer davantage d’incitatifs à la réutilisation des immeubles, y compris en privilégiant les projets de réutilisation dans le cadre de l’urbanisme; créer des règlements sur les immeubles vacants qui incitent les propriétaires d’immeubles à l’abandon soit à y investir ou à s’en dessaisir. 

Les gouvernements, les institutions et le secteur privé peuvent reconnaître la valeur matérielle d’immeubles anciens, l’impact climatique de la nouvelle construction, les impacts environnementaux évités grâce à la réutilisation et l’intérêt de la comptabilisation du carbone sur l’ensemble du cycle de vie, et ils peuvent le faire dans leurs lois, leurs règlements et leurs politiques. 

Les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux peuvent contribuer de façon importante aux objectifs canadiens de décarbonisation en éliminant les partis pris dans leurs systèmes fiscaux qui augmentent l’intérêt de la démolition prématurée d’immeubles. Par exemple, le gouvernement fédéral pourrait réviser les dispositions sur la perte finale, les gains en capital et la récupération de l’amortissement. Les gouvernements provinciaux et territoriaux devraient rectifier les mesures d’imposition foncière qui favorisent la démolition. 

Le gouvernement fédéral peut créer un nouvel incitatif fiscal s’inspirant du programme fédéral américain d’incitatifs fiscaux pour la préservation historique, pour encourager le secteur privé à investir dans la réhabilitation et la réutilisation d’immeubles anciens et patrimoniaux.