Une culture d’inertie

Un récit qui m’a profondément touché nous a été raconté (à ma fratrie et moi) par notre mère. Il s’agit d’un souvenir d’enfance, qui aurait été très émotif et culturellement étranger.

Ma mère et mon père ont passé leur enfance sur la terre, comme les anciens Inuits. J’imagine que l’époque était un peu étrange, parce qu’ils vivaient sous tente ou dans un igluit alors que les autres (représentants de la GRC, de l’église catholique, du gouvernement et de la Compagnie de la Baie d’Hudson) habitaient des structures de bois. Imaginez un village d’igluits parsemé de maisons en bois : une présence presque permanente et une nouvelle présence, une nouvelle langue, de nouvelles règles de survie, une dichotomie. J’appelle cette période les années de « transition ». Elle a été brève, mais marquée par une grande détresse émotionnelle et culturelle.

C’est pendant cette période de transition et de détresse, dans les années 1950, que diverses politiques ont été élaborées pour amorcer le processus de « gestion du problème inuit ». Le dialogue portait en partie sur l’installation des Inuits dans des établissements permanents. Une des solutions qui a été retenue est la politique sur l’éducation, ou politique sur les pensionnats (la politique d’assimilation).

Cette politique a été adoptée, adaptée et appliquée pour commencer à scolariser les enfants inuits. Nombre d’entre eux ont été emmenés de force au loin de leurs familles et de leurs campements, et placés dans des pensionnats.

Comme nous l’avons appris de nombreux récits semblables, des enfants inuits ont simplement été emportés de leurs camps par des agents de l’église et du gouvernement, et conduits dans des églises ou des pensionnats pour « commencer » leur éducation. Le récit de ma mère y ressemble largement : à la fin de l’été, alors qu’elle était avec sa grand-mère Tahiuq, elle a simplement été emportée (en même temps que son frère, mon oncle Evano), forcée à quitter sa grand-mère et son camp à Tingmiaqtalik, et conduite à une mission à l’embouchure de la rivière Maguse (Padlei), sur la côte de la baie d’Hudson (non loin de ce qui est aujourd’hui Arviat).

Ma mère se rappelle avoir passé des jours à cette école, mais sans vouloir y être. Un soir, elle s’est évadée et a marché trois nuits et quatre jours pour retrouver sa grand-mère et son camp.

Je me demande souvent ce que ça avait été pour ma mère et, plus encore, pour sa grand-mère Tahiuq, d’être séparées de force sans réellement comprendre quand et si elles se reverraient. Dans ces cas-là, la permission n’était pas réellement demandée, ni donnée.

L’émotion qui me revient toujours quand je pense à cette période se décrit le mieux par un mot inuktitut, iliraᐃᓕᕋ. Le mot englobe de nombreux sentiments – infériorité, peur, inadéquation – qui se combinent et se fusionnent pour créer un profond sentiment de décontenancement émotionnel. Nos grands-mères et grands-pères ont dû être à ce point ilirasuktuq (ᐃᓕᕋᓱᒃᑐᖅ) qu’ils en ont été plongés dans le doute et donc impuissants. Il faut que nous comprenions cette période sous l’angle des émotions qui auraient submergé cette génération. Comprendre cette détresse pourrait éclairer la culture qui a découlé de cette période, des méthodes de transition et de communication : la culture d’inertie.

L’amour liant ma mère et sa grand-mère était si fort que ma mère savait, une fois retournée auprès de sa grand-mère, qu’elle serait en sécurité. Cet amour lui a été donné dans ses années formatrices, étant entendu que sa génération a été la dernière à vivre ses années formatrices dans la culture traditionnelle. Je lui ai récemment demandé, au cours d’une conversation, si elle s’était jamais sentie ilirasuk. Elle a répondu que non, alors que j’ai moi-même vécu toute ma carrière en me sentant presque toujours ilirasuk.

Photo : L’arrière-grand-mère de Susan Aglukark, Tahiuq.