Retrouver Winnipeg : L’histoire de la préservation dans la capitale du Manitoba

Par Irene Galea & Cindy Tugwell
Avec les remarques de David McDowell

Photo: Gracieuseté d’Heritage Winnipeg

« Quand on repense à l’organisme Heritage Winnipeg, il est facile de se laisser aller à la nostalgie. Je préfère célébrer une course bien menée et qui continue d’avancer. »

C’est en 2018, pour Heritage Winnipeg, que David McDowell a écrit ces mots. McDowell est un conservationniste qui s’est voué à la préservation du patrimoine et dont les actions ont eu des répercussions sur des communautés de partout au Canada. Grâce à son travail en tant que président d’Heritage Winnipeg et de Manitoba Historical Society, et que directeur de la Fiducie nationale du Canada, McDowell a admis et transmis l’importance de l’histoire de sa ville. Ce dernier est malheureusement décédé à l’été 2019. Cindy Tugwell marche dans ses pas en tant que directrice générale d’Heritage Winnipeg depuis 1992 et qu’ex-directrice de la Fiducie nationale du Canada.

Comme McDowell l’a fait remarquer, la promotion du patrimoine est toujours d’actualité. Aussi, comme pour tout le secteur, il faut comprendre le passé du mouvement de préservation avant de déterminer son avenir. L’histoire du mouvement de préservation à Winnipeg s’est reproduite dans des villes de tout le pays.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les grands bâtiments bâtis au début du siècle ont fait en sorte d’éloigner la population du centre historique en raison du développement urbain. Les décennies suivantes, du milieu des années 1970 à aujourd’hui, il y a eu des victoires et des défaites. Au final, on s’est orienté vers la préservation et la réutilisation après adaptation. Le tout s’est fait grâce à l’amélioration des relations entre les groupes de pression, l’administration locale et les organismes privés. Ainsi va l’histoire du patrimoine de la capitale du Manitoba.

 

Avant le mouvement de préservation (1880 à 1950)

Au tournant du 20e siècle, la ville s’est épanouie grâce au développement de l’industrie céréalière à Winnipeg. Au fur et à mesure que la ville devenait prospère, la population augmentait. Les banques néoclassiques ont commencé à envahir le centre-ville. On a dû construire de gigantesques entrepôts aux environs pour s’adapter aux pressions de l’industrie. Comptant plus de 140 000 habitants, en 1911, Winnipeg était au troisième rang des villes les plus importantes, après Toronto et Montréal.

La croissance urbaine s’est poursuivie jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, après quoi les familles ont commencé à s’établir en banlieue. Puisqu’il y avait moins de gens pour fréquenter le centre-ville, l’entretenir et y vivre, les urbanistes regardaient les lieux d’un œil plus critique (derrière le pare-brise d’un bulldozer). McDowell rappelle les événements de 1962 dans ses écrits :

« Malgré les nombreuses protestations, la ville a remplacé l’hôtel de ville de style gingerbread par un assemblage très moderne de bâtiments. Ironiquement, l’endroit a maintenant une valeur patrimoniale puisqu’il est là depuis plus de 50 ans ! »

La décennie suivante, les partisans de la protection du patrimoine de Winnipeg ont vu beaucoup de bâtiments historiques être détruits et ils se sont inquiétés. Leur militantisme a attiré l’attention de la Fiducie nationale du Canada, puis d’Heritage Canada, fondé en 1973. Trois ans plus tard, après avoir fait une étude des besoins et du potentiel de la ville, Heritage Canada s’est engagé pour une somme de 500 000 $ envers la préservation du patrimoine de Winnipeg sur cinq ans. En effet, ils ont constaté que la condition des bâtiments « permettait de les adapter facilement aux exigences modernes ». Toutefois, selon Tugwell, le rapport des citoyens envers le patrimoine demeurait méfiant.

Selon Tugwell, « il n’y avait ni réglementation sur le patrimoine, ni compréhension de la part de l’administration locale sur la façon de respecter un code du bâtiment, ni réelle volonté de garder l’historique Quartier de la bourse intact ». « La plupart des bâtiments du coin étaient inoccupés et se détérioraient ; ce qui les rendait vulnérables à la démolition ».

En 1978, on suggéra que la Banque Canadienne Impériale de Commerce, une construction néoclassique estimée de 1910, et que sa voisine, la Bank of Hamilton soient toutes les deux rasées pour faire place à un stationnement. Nombreux sont ceux qui s’en indignèrent, dont McDowell.

« Les communautés de l’histoire et du patrimoine sont débarquées en grand nombre pour brandir des pancartes fabriquées dans mon sous-sol sous le regard agité des forces de l’ordre du côté lombard de la tour Richardson », a écrit McDowell. « Tous derrière mon mégaphone, le groupe s’est dirigé vers la rue principale, celle de l’hôtel de ville, tel un vent froid du Nord-Ouest ».

Le tollé des citoyens au franc-parler a mené à la création d’Heritage Winnipeg, qui a été mis en place avec le soutien de la ville, de la province et de Patrimoine Canada. Les efforts de McDowell et de nombreux autres membres de la communauté ont permis d’épargner la CIBC et la Banque d’Hamilton. La première, renommée et exploitée sous le nom de Millennium Centre, est maintenant administrée par Heritage Winnipeg.

Après cette année-là, la communauté ainsi que les organismes du pays, avaient bon espoir. « Tous les ingrédients sont maintenant réunis », souligne le Rapport annuel de 1977-1978 de Patrimoine Canada. « Le Centre historique de Winnipeg deviendra l’une des grandes attractions de l’Ouest canadien ».

En revanche, la voie n’était pas encore complètement libre et le conflit continua toute la décennie.

 

L’Opération centre-ville Winnipeg (années 1980-1990)

Devant toutes les autres agglomérations de la région, le Manitoba a déjà été considéré comme la « passerelle vers l’ouest ». Malgré tout, dans les années 1980, le Manitoba a vécu un ralentissement économie et est tombé au septième rang parmi toutes les provinces. Espérant relancer la ville jadis prospère, les planificateurs fédéraux ont entrepris un nouveau projet : l’Opération centre-ville Winnipeg.

Le projet de revitalisation urbaine lancé en 1981 représentait des dépenses 196 millions de dollars, ce qui le place parmi les efforts de modernisation les plus importants de l’histoire du Canada. Le projet atteignait trois niveaux de gouvernement, s’étendait sur dix ans et a permis de revigorer le centre-ville. Il a stimulé certains des premiers projets de réutilisation à Winnipeg, a déclaré Tugwell. Elle fait aussi remarquer le souci des promoteurs envers la préservation du patrimoine. Par exemple, celui de Tom Dixon pour avoir mené les troupes.

« Il a fait l’un des premiers projets de remise en état du quartier East Exchange : le Donald Bain Building. En tant que pionnier, le risque est énorme », ajoute Tugwell. « Il a également repoussé les limites en collaborant avec la ville pour que les désignations patrimoniales soient plus flexibles. De cette façon, aucun bâtiment ne serait condamné à être figé dans le temps ».

Toutefois, même si l’Opération centre-ville a revigoré le cœur de la ville, les régions avoisinantes continuaient de souffrir. Au cours des années 1980, certains bâtiments historiques du nord de la rue Portage ont été détruits pour faire place à Portage Place, un centre commercial destiné à attirer des visiteurs au centre-ville. Le milieu du patrimoine estime toujours qu’il s’agit d’une immense perte pour la ville. Le centre commercial ayant changé de propriétaire en août 2018, il continue d’être transformé.

En 1997, vers de la fin de la décennie, le gouvernement fédéral a désigné le Quartier de la Bourse en tant que lieu historique national. À ce moment, la ville saisie enfin la merveille qu’elle avait entre les mains : un paysage urbain n’ayant presque pas changé dans les cent dernières années. La désignation a permis de dynamiser le mouvement pour d’autres bâtiments du centre-ville ; une mission qui se poursuit encore aujourd’hui.

 

CentreVenture Development Corporation (années 2000)

À l’aube du nouveau millénaire, un nouveau projet controversé se déroulait au cœur de Winnipeg. Le bâtiment du grand magasin Eaton datant de 1905 ; un pilier de verre, d’acier et du style Chicago, devait être démoli pour faire place à un nouveau centre sportif. Heritage Winnipeg a tenté de trouver un nouveau locataire au bâtiment qui était inoccupé depuis la faillite de l’entreprise en 1999.

D’après Tugwell, cette recherche a non seulement permis de mieux sensibiliser les gens par rapport à la préservation, mais est aussi à l’origine de CentreVenture Development Corporation. Créé la même année par le maire Glen Murray, CentreVenture avait pour mandat de céder les propriétés patrimoniales du centre-ville qui appartenaient à la ville.

« Comme plusieurs l’ont fait dans le cadre du mouvement pour le patrimoine, il comprit que la ville ne devrait pas être propriétaire de bâtiments patrimoniaux, car ils tombaient tous en ruine », ajoute Tugwell. « Le maire a lancé CentreVenture dans le but de céder ces propriétés à des propriétaires et à des promoteurs immobiliers qui sauraient en prendre soin ».

En 2003, le bâtiment Eaton a malheureusement fini par être détruit. Néanmoins, le soutien financier de CentreVenture, de la ville et de la province a permis que plusieurs immeubles qui appartenaient à l’État soient transférés à des entrepreneurs privés. À côté du tout nouveau développement Exchange Waterfront le long de la rivière Rouge, on a créé une propriété résidentielle et une ambiance urbaine depuis longtemps disparues ; c’est à dire depuis le départ en banlieue d’un grand nombre de Winnipegois il y a plusieurs dizaines d’années.

Bâtiment Eaton. La photo est une gracieuseté d’Heritage Winnipeg

La préservation d’aujourd’hui

Dans les dix dernières années, Heritage Winnipeg s’est battu en faveur de la protection et de la désignation de nombreux sites ; notamment la première Banque Royale, la Banque de Nouvelle-Écosse, ainsi que les théâtres Metropolitan et Capital. Bien que les résultats aient été variés, les actions ont été soutenues par le plus grand nombre.

« Grâce à la désignation du Quartier de la Bourse et au succès des mesures d’aide fiscale pour des bâtiments comme celui dont on s’est servi pour transformer les façades de la rue Princess en collège animé (le Red River College), les citoyens de Winnipeg se sont familiarisés davantage avec les enjeux de patrimoine et nous ont apporté un plus grand soutien », écrit McDowell.

En effet, la préoccupation de la ville pour la protection du patrimoine a grandi dernièrement. Tugwell estime que depuis 1985, les entrepreneurs ont investi plusieurs milliards de dollars pour la protection, l’entretien et la restauration du patrimoine de la ville.
Le tout a eu des retombées positives sur l’économie locale en créant plus d’emplois spécialisés, en attirant les producteurs d’Hollywood et en offrant un espace aux artistes, aux entrepôts et aux institutions sans but lucratif.

Les édifices Fortune et McDonal, ainsi que l’ancien Masonic Temple ont chacun reçu 4 millions de dollars de financement pour des travaux de rénovation. En 2014, l’hôtel de ville moderne a été déclaré immeuble patrimonial. Selon Tugwell, les visites guidées patrimoniales d’Heritage Winnipeg se multiplient et la moitié des participants reviennent toutes les semaines. Il reste très peu de bâtiments inoccupés dans le Quartier de la Bourse, dit-elle. Elle espère que le patrimoine gagne enfin du terrain.

« Je constate un énorme changement dans le secteur privé. On veut travailler avec Heritage Winnipeg et trouver des solutions en équipe », a dit Tugwell. « On entendait jamais parler d’eux avant ; ils nous voyaient comme l’ennemi. Maintenant, ils font appel à nous pour les aider ».

 

La préservation de demain

Cependant, la protection est un projet continu. En ce moment, nous gardons un œil sur les bâtiments bientôt inoccupés de la Banque de Montréal à Portage et à Main. Aussi, nous défendons l’une des trois dernières bibliothèques Carnegie de la ville et travaillons au renforcement de la coopération avec l’administration locale.

Pour Tugwell, cela implique de mettre l’accent sur l’importance et de l’aspect économique derrière le patrimoine architectural de Winnipeg. On parle notamment de l’argent du tourisme patrimonial, des entreprises hollywoodiennes, des emplois créés par le tourisme et des espaces libres pour les petites entreprises. Cela implique de faire en sorte que la ville revoit le règlement sur les immeubles inoccupés afin d’éviter que des propriétaires s’accrochent à des immeubles inoccupés et qu’ils les mettent en danger de démolition par négligence.

« Dans la plupart des villes, c’est l’administration locale qui est chargée de la préservation. C’est pourquoi je tiens à insister sur l’importance de collaborer avec eux. Ils sont nos alliés, pas nos ennemis ».

Ensemble, Tugwell espère que ces projets permettront de protéger le patrimoine architectural de la ville pour les futurs Winnipegois, Manitobains et Canadiens.

« Je l’appelle ma galerie d’art vivante ; ma galerie d’art où l’on peut vivre et marcher », a déclaré Tugwell. « C’est là pour que tout le monde puisse en profiter. Nous ne sommes là que pour en faire une communauté géniale pour les générations futures. Comme ça, dans quelques années, les gens diront : « wow, heureusement que cet endroit a été protégé » ».

 

Ancienne Bibliothèque Carnegie – paru dans le Palmarès des 10 sites les plus menacés de la Fiducie nationale en 2018.