Nourrir la fierté

Certaines collectivités parviennent à préserver leur patrimoine architectural. Dans la plupart des cas, les coups de cœur surviennent avant le premier coup de marteau.

 

Cet article est partagé au travers d’un nouveau partenariat entre Locale et le magazine Continuité. Le texte original a été publié dans le numéro d’hiver 2020 de Continuité.

À lire les manchettes, on pourrait conclure que nous détruisons de plus en plus notre patrimoine. Difficile de dire quels facteurs expliquent cette impression : une plus grande mobilisation citoyenne, des démolitions de bâtiments plus médiatisées ou, tout simplement, un manque d’intérêt pour les histoires de bâtiments préservés et revalorisés ? Chose certaine, le patrimoine fait maintenant partie du débat public et ça, c’est positif ! D’autant que, selon ses défenseurs, le plus grand danger qui menace notre héritage architectural est de tomber dans l’indifférence et d’être oublié.

Au téléphone, Guylaine Dumais, coordonnatrice de réseau pour l’organisme Rues principales, parle depuis une terrasse adjacente à son bureau, dans le quartier Montcalm, à Québec. Elle y a une magnifique vue sur les Laurentides… et sur le Centre Vidéotron. Elle ne fait aucune remarque négative, mais la seule évocation du nouvel amphithéâtre, qui a gagné des prix d’architecture, ramène à l’esprit les railleries qu’il ne cesse d’inspirer. Les plus gentilles font allusion à son allure de soucoupe volante ou de détecteur de fumée, les moins polies osent des rapprochements avec une toilette. Malgré tout, cet édifice qui ne fait pas l’unanimité aujourd’hui pourrait, dans plusieurs années, être considéré comme un élément de patrimoine à protéger.

Définir le patrimoine est essentiel — sinon, que protège-t-on ? —, mais la définition n’est pas aussi claire que le blanc de l’amphithéâtre de Québec. « Ce sont les citoyens qui témoignent de ce qui est patrimonial », explique Mme Dumais. Ainsi, même quand un bâtiment est unique en son genre, si la population ne s’y reconnaît pas et ne se l’approprie pas, vouloir le protéger pourrait être difficile, voire inutile.

Guylaine Dumais a l’habitude de tâter le pouls des communautés concernant le patrimoine. Avec son organisme, elle accompagne les groupes citoyens et les élus locaux dans des démarches de revalorisation des centres-villes. La préservation et la mise en valeur des bâtiments sont partie intégrante de ces projets.

L’identité d’une municipalité se définit souvent par son vieux centre, témoin de ses débuts, de son évolution, de ses bâtisseurs. La rue principale de Rivière-du-Loup ne ressemble pas à celle de Saint-Hyacinthe, parce que leur histoire n’est pas la même. Même les matériaux des édifices font partie du patrimoine, signale Mme Dumais. Le bois utilisé dans une région diffère de celui d’une autre, parce que les forêts à proximité sont différentes. Même chose pour les pierres. Le matériau comme les techniques de construction témoignent d’une culture et d’une époque. Cette âme propre aux vieux centres-villes transparaît beaucoup moins dans les nouvelles zones commerciales, uniformes d’une ville à l’autre — et même d’un pays à l’autre.

Savoir reconnaître les morceaux de patrimoine est donc essentiel à leur protection. La société aurait beau avoir les meilleures politiques, si aucun bâtiment n’est reconnu comme important, rien ne sera préservé.

 

Miser sur la connaissance

L’accès à de l’expertise en patrimoine est un autre défi, note Benoit Lauzon, maire de Thurso, une municipalité de 2500 personnes située près de Gatineau. M. Lauzon siège aussi à l’Union des municipalités du Québec et en préside la Commission de la culture, des loisirs et de la vie communautaire. « Plusieurs petites municipalités ont peu d’employés et, donc, aucun expert en patrimoine », note-t-il. Ainsi, personne n’y a le temps de faire des recensions, des suivis ou de la prévention. Selon lui, il faudrait minimalement que les MRC aient les moyens d’engager une personne qui accompagnerait et conseillerait les maires en matière de patrimoine.

Lorsque des investisseurs proposent un nouveau projet, il peut être difficile pour les conseils municipaux de bien évaluer son impact et la valeur patrimoniale des bâtiments en place, constate M. Lauzon. Si aucune recension n’a été faite, certains lieux peuvent passer sous le radar et être démolis sans réflexion préalable. « Les milieux de vie évoluent rapidement », continue le maire. « On déconstruit un milieu de vie un bâtiment à la fois », dira Guylaine Dumais, comme en écho au maire de Thurso.

À cela s’ajoute le manque d’éducation au patrimoine, notamment chez les élus. La directrice générale d’Action patrimoine, Renée Genest, souligne qu’il faut parfois recommencer à zéro la sensibilisation lorsqu’une nouvelle administration prend la tête d’une municipalité.

Les activités d’éducation, de formation et de sensibilisation sont au cœur d’Action patrimoine, un organisme qui, depuis 1975, travaille à faire reconnaître la valeur du patrimoine bâti et des paysages culturels du Québec.

À Trois-Pistoles, des bâtiments situés au cœur de la municipalité ont été restaurés au cours des dernières années, notamment la Boucherie Centre-Ville. Photo : SADC des Basques

 

Les moyens d’agir

Une fois qu’on sait reconnaître les éléments de patrimoine d’une ville, d’autres obstacles se dressent sur le chemin de leur protection. Le maire Benoit Lauzon blâme une fiscalité « non adaptée ». Les municipalités doivent assumer de plus en plus de responsabilités sans en avoir les moyens financiers. Selon lui, les mesures inscrites dans la Loi sur le patrimoine culturel devraient s’adapter aux réalités régionales, différentes selon qu’on se trouve à Montréal ou à Trois-Pistoles, par exemple. La Loi devrait aussi donner, pour la sauvegarde du patrimoine, les mêmes moyens d’action, notamment financiers, que celui-ci soit « local » ou dit « d’intérêt national ».

En plus de ne pas toujours avoir les moyens d’intervenir elles-mêmes, les municipalités sont parfois incapables de soutenir financièrement les propriétaires de bâtiments patrimoniaux, soulignent les intervenants. Difficile, alors, d’exiger d’eux qu’ils rénovent leur maison avec des matériaux ou des techniques précises. Parfois, cela pousse le propriétaire à cesser d’entretenir son bâtiment jusqu’à ce que sa démolition s’impose.

Chez Action patrimoine, on croit aussi qu’il faut revoir l’évaluation patrimoniale et améliorer la classification des bâtiments. Récemment, les médias ont beaucoup parlé de la maison Pasquier, à Québec, une habitation de la fin du XVIIIe siècle démolie sans aucune hésitation. Le bâtiment figurait bien dans l’inventaire patrimonial de la Ville de Québec, mais sans être classé d’intérêt supérieur ou exceptionnel. La Ville a donc délivré illico un permis de démolir, dans le respect de la loi et des règles en vigueur.

« Selon le type de classification, il y a ou non un comité qui juge si le bâtiment peut être détruit », explique Renée Genest, d’Action patrimoine. Cette façon de faire, déplore-t-elle, force les élus et les citoyens à éteindre des feux plutôt que de voir venir les cas. Et donc, des bâtiments comme la maison Pasquier passent dans les interstices bureaucratiques, malgré la connaissance de leur existence et de leur unicité.

« Au lieu de penser les bâtiments un à un, il faut une vision large de l’urbanisme et des bâtiments, poursuit Mme Genest. Il faut avoir un portrait d’ensemble. La notion de patrimoine arrive trop tardivement dans les projets d’aménagement. »

 

Une clé : la sensibilisation

La sensibilisation demeure au centre de tout. Guylaine Dumais, de Rues principales, croit que la pire chose est de forcer la protection : « Il faut aider, soutenir, financer et mettre en place les outils nécessaires, mais il faut surtout s’appuyer sur les citoyens et les élus qui sont volontaires, qui vont inspirer les autres et qui vont pousser le milieu à protéger un bâtiment. » Le patrimoine peut susciter la fierté d’une communauté, et cette fierté est un moteur essentiel, selon elle.

La coordonnatrice de Rues principales évoque la « théorie des petits pas » en donnant l’exemple de Trois-Pistoles, dans le Bas-Saint-Laurent. « Quand on revalorise un bâtiment du centre-ville à la fois, deux ou trois par année, ça paraît après 10 ans, explique-t-elle. Une fierté est revenue à Trois-Pistoles et la municipalité a vu un retour des gens d’affaires. »

Renée Genest n’a aucune difficulté, elle non plus, à donner des exemples d’initiatives qui témoignent de la force de ce moteur qu’est la fierté. À Kamouraska, les propriétaires du café-bistro Côté Est ont loué le rez-de-chaussée du presbytère pour y installer leur commerce. La Fabrique est encore propriétaire du bâtiment : les revenus de la location permettent d’entretenir le presbytère et l’église, tout en fournissant un lieu exceptionnel à une entreprise locale.

Le café-bistrot Côté Est s’est installé dans le presbytère de Kamouraska; il jouit ainsi d’un décor remarquable, et contribue par son loyer à l’entretien du bâtiment et de l’église. Photo : JHAPhotographie

Récemment, la pression des citoyens de L’Ancienne-Lorette, en banlieue de Québec, a permis de sauvegarder un autre presbytère, celui de la paroisse de Notre-Dame-de-l’Annonciation. Sous la pression populaire, la Ville a renoncé au projet de démolir le vieil édifice du centre-ville pour édifier son nouveau point de service sur ce site : elle a plutôt restauré le presbytère et lui a adjoint un bâtiment à l’architecture contemporaine.

Mme Genest évoque aussi le cas de Deschambault-Grondines, dans Portneuf, où les citoyens sont très engagés : « Cette municipalité a misé sur le patrimoine, et son tourisme a augmenté. »

Autre argument en faveur de centres-villes revalorisés, selon Guylaine Dumais : leur évaluation foncière rapporte plus à la Municipalité que les nouveaux lotissements. Elle rappelle également que l’entretien du patrimoine est plus durable que la construction d’immeubles, en plus d’être plus écologique. Bref, le patrimoine est gagnant à long terme. Mais encore faut-il le savoir.

« Il est très rare que les élus municipaux manifestent de la mauvaise volonté politique ou se disent contre le patrimoine, mais il y a beaucoup d’incompréhension sur sa valeur », estime Renée Genest. La tentation est alors d’opter pour les revenus immédiats liés au développement immobilier.

On y revient donc toujours : pour la protection du patrimoine, le plus gros atout reste l’éducation.

 

Photo de couverture : Pierre Lahoud

 


Cet article a été originalement publié dans le magazine Continuité.