L’immeuble emblématique de la Compagnie de la Baie d’Hudson obtient une désignation patrimoniale, mais la ville s’interroge sur son avenir

Un des immeubles les plus emblématiques de Winnipeg, le magasin de la Compagnie de la Baie d’Hudson (HBC) sur l’avenue Portage, a été désigné immeuble du patrimoine par le conseil municipal de Winnipeg le 21 mars 2019. Cette inscription au titre de ressource historique procure à l’imposante structure de 1926 une certaine protection, mais d’importantes questions se posent sur son avenir. « L’immeuble de La Baie présente des défis à notre ville, dit Wins Bridgman, codirecteur du cabinet Bridgman Collaborative Architecture, mais aussi une excellente occasion de reconsidérer ce que signifie le “patrimoine” dans une ville postcoloniale. » 

Le magasin à rayons était le navire amiral de HBC, qui l’a construit sur un emplacement de choix, à l’angle de l’avenue Portage et du boulevard Memorial, avec vue sur l’Assemblée législative du Manitoba. Le grand magasin de 650 000 pieds carrés sur six étages comprenait plusieurs restaurants et même un musée rappelant le rôle joué par HBC dans la colonisation de l’Ouest canadien. L’immeuble fait la part belle aux matériaux locaux et témoigne du savoir-faire local en matière de construction. Plus de 125 000 pieds cubes de calcaire de Tyndall recouvrent son extérieur de style Beaux-Arts. L’acier utilisé dans sa construction et les matériaux de la toiture sont aussi de provenance locale. Lors de son inauguration, il était le plus grand immeuble en béton armé coulé au Canada. Cette méthode de construction est excellente pour la force portante, la rigidité et la résistance au feu. Depuis 20 ans toutefois, l’espace consacré au commerce de HBC dans la vaste structure s’était réduit : il n’y avait plus que deux étages, le reste étant inoccupé. Des bruits couraient depuis au moins 2002 que le commerce quitterait complètement l’immeuble du centre-ville, dont le sort serait dès lors incertain. 

La possibilité d’adapter l’immeuble en vue d’une nouvelle vocation suscite les passions, d’autant que les Winnipégois sont nombreux à vouloir éviter une répétition de ce qui est advenu de l’immeuble Eaton, cinq rues à l’est sur l’avenue Portage. Il s’agissait aussi d’un emblématique et grandiose magasin à rayons. Il avait été construit en 1905, et il comprenait 700 000 pieds carrés de surface commerciale sur huit étages. Sa structure remarquable était faite de poutres en acier, de colonnes en fonte et de poutres de bois carrées de 45 centimètres de côté. Il était adaptable à volonté et le public y était attaché. C’était un symbole de la ville. Pourtant, quand la chaîne Eaton a fait faillite en 1999, l’avenir de l’immeuble a été remis en question. Le débat a fait rage pendant des mois pour savoir s’il fallait le démolir en faveur du projet d’aréna True North (aujourd’hui appelé Place Bell MTS, l’aréna des Jets de Winnipeg) ou s’il fallait le préserver et l’adapter. En fin de compte, après des querelles politiques et une injonction qui a été débattue jusqu’en Cour suprême du Canada, la démolition a commencé en juillet 2002. 

Depuis quelques années, une série de propositions d’adaptation de La Baie ont été formulées, en partie motivées par ces pénibles souvenirs. Deux entités provinciales, Manitoba Hydro et la Société manitobaine des alcools et des loteries, ont envisagé d’installer leur siège social dans l’immeuble. La Galerie d’art de Winnipeg a envisagé d’y aménager son Centre de l’art inuit. L’Université de Winnipeg a même proposé d’intégrer l’immeuble à son campus, comme l’a fait l’Université de l’Alberta en 2005 avec le magasin La Baie du centre-ville d’Edmonton. Même si HBC a offert l’immeuble à l’Université pour 1 $, la proposition a échoué faute de fonds pour la transformation. 

Plusieurs des propositions récentes tirent parti des 350 ans d’histoire de HBC – y compris ce qu’elle a fait pour façonner les rapports entre Autochtones et non-Autochtones dans l’Ouest canadien – pour inspirer les utilisations futures de l’immeuble. 

« Pourquoi ne pas considérer la réutilisation adaptée de La Baie comme une occasion de favoriser la réconciliation?, demande Rae St. Clair Bridgman, professeure d’urbanisme à l’Université du Manitoba. La conversation sur la préservation de l’immeuble doit laisser de côté la volonté de préserver les valeurs culturelles eurocentriques du passé de Winnipeg. La discussion sur l’immeuble devrait amener chacun à aborder diverses valeurs sociales et culturelles, en particulier autochtones. Voilà qui est essentiel pour arriver ensemble à un avenir de réconciliation. » 

Les questions complexes entourant la revitalisation de ce monument winnipégois se posent aussi ailleurs, partout au pays. La désignation patrimoniale d’un lieu n’est qu’un des outils à la disposition des communautés pour susciter un dialogue ouvert sur les valeurs d’un site et son évolution future.