La décennie de la diversité : en 2020, le patrimoine rassemble les différences
En janvier 2020, sans tambour ni trompette, la National Trust for England, Wales and Northern Ireland a apporté un changement subtil à sa devise. C’était peu de chose : l’interversion de quelques mots, qui renversait le slogan familier « pour toujours, pour tout le monde ». Le slogan est maintenant « pour tout le monde, pour toujours ».
Ce changement en apparence négligeable – qui est sans doute souvent passé inaperçu – reflète un engagement important de la part du plus grand organisme de bienfaisance pour le patrimoine d’Europe, afin de se repositionner pour la nouvelle décennie. L’ajustement du slogan de la National Trust transmet un message : les gens passent en premier – pas seulement certaines personnes, mais bien tout le monde.
Selon Liz Girling, directrice adjointe de l’Inclusion à la National Trust, ce n’est rien de bien nouveau à bien des égards : en réalité, aider les gens était le mandat d’origine de l’organisation. La National Trust a été fondée il y a 125 ans pour contribuer au bien-être des citoyens du Royaume-Uni en créant des espaces qui leur permettent d’entrer en contact avec la nature. Cependant, lorsque des dizaines de manoirs se sont trouvés sans héritiers suite aux deux guerres mondiales et que la National Trust en est devenue responsable, le mandat de l’organisation a changé, se concentrant sur la conservation et l’entretien des propriétés.
Puisque les publics recherchent des histoires plus inclusives, une représentation plus large et l’accessibilité pour tous, la National Trust du Royaume-Uni s’attache à revoir la mission de bien-être public définie par ses fondateurs. Cette mission évolue suivant une perspective plus ouverte sur les enjeux de genre, d’âge, d’orientation sexuelle, de capacité, d’ethnicité et de classe. Le plan comporte trois objectifs principaux : diversifier les histoires, élargir le public et mieux refléter la société au sein du personnel de l’organisation.
« D’ici dix ans, dit Girling, je veux que notre engagement en faveur de la diversité fasse partie de l’ADN de l’organisation. »
Raconter de nouvelles histoires
Une façon de faire de la diversité une priorité consiste à élargir le répertoire d’histoires racontées dans les lieux historiques.
Peu de gens connaissent le potentiel qu’offre la diversité d’histoires aussi bien que Catherine Leonard, secrétaire générale de l’International National Trusts Organisation (INTO). Cette organisation regroupe près de 80 fiducies nationales à travers le monde, qui parlent diverses langues et veillent à la protection de différents types de patrimoine.
Leonard a amorcé sa carrière il y a 20 ans comme employée de la National Trust for England, Wales and Northern Ireland. « À l’époque, nous commencions à peine à parler d’ouvrir les cuisines des maisons de la National Trust. C’est là où nous étions rendus : raconter les histoires des travailleurs plutôt que seulement celles des gens riches, rapporte Leonard. Les gens étaient plutôt surpris : c’était, en quelque sorte, l’antithèse de la propriété de campagne dont on sait que la National Trust s’occupe. »
Maintenant, dans son rôle à l’INTO, Leonard dit qu’elle remarque un changement dans l’industrie. Aujourd’hui, les expositions sur la classe ouvrière ne sont pas seulement courantes, elles sont valorisées et complexes. Les cuisines des grandes maisons, avec tout leur équipement et leurs ustensiles manuels, sont souvent considérées aujourd’hui comme l’un des éléments les plus intéressants des propriétés historiques. À la House of Dun, à Angus, en Écosse, par exemple, la National Trust for Scotland proposera un nouveau regard sur l’histoire des classes, en utilisant des artéfacts associés à l’agriculture et à la vie domestique des gens ordinaires de l’est de l’Écosse.
« Nous allons déplacer cette [collection d’articles de cuisine] vers un site jusqu’à maintenant consacré à la vie aristocratique de la région, dit David Hopes, responsable, Collections et intérieurs, à la National Trust for Scotland. C’est une forme d’inclusion sociale que nous n’avions pas encore réellement essayée. »
Près de 250 kilomètres plus loin, à Brodick Castle, la Scottish Trust raconte les histoires d’un autre groupe souvent sous-représenté : les femmes. Jusqu’au XXe siècle, les femmes avaient rarement l’occasion de participer activement à la société de manière à l’influencer de façon significative; pour cette raison, elles sont peu présentes dans les récits. Comme les activités qui faisaient partie de la vie des femmes concernaient surtout la vie quotidienne à la maison, elles n’étaient pas considérées dignes de faire partie de l’Histoire. Il n’est donc pas surprenant que peu de récits remarquables soient rapportés à propos des femmes.
Pour pallier cet écart, les membres du personnel du bâtiment ont entrepris de faire des recherches sur les femmes qui ont vécu au château. Ils ont découvert des histoires fascinantes qui n’avaient jamais été racontées et qui sont maintenant partagées avec le public. Il y a donc un plus grand équilibre entre les sexes dans la manière dont le site est présenté, affirme Hopes. « C’est probablement très difficile d’être aussi diversifié que possible, mais on s’éloigne du point de vue dominant de l’homme blanc de classe moyenne pour se rapprocher davantage de quelque chose qui est plus fractal – et, honnêtement, plus intéressant. »
Au-delà de la diversité des classes et des genres, une nouvelle limite franchie est celle qui concerne les sexualités diverses. En 2017, la National Trust for England, Wales and Northern Ireland a lancé son programme Prejudice and Pride dans plusieurs de ses sites, cette année correspondant au 50e anniversaire de la décriminalisation partielle de l’homosexualité en Angleterre et au Pays de Galles. Le programme, qui célébrait la refonte monumentale de la législation par le Parlement en 1967, comprenait des installations spéciales dans certains lieux historiques, un numéro thématique du magazine de la National Trust et une série de baladodiffusions explorant des récits liés aux histoires LGBTQ en Angleterre.
L’initiative Prejudice and Pride a mis au jour des relations en partie cachées entre gens de même sexe dans des lieux gérés par la National Trust, par exemple au domaine de Kingston Lacy à Dorset. Cette gentilhommière a appartenu à William John Bankes, qui s’est exilé volontairement d’Angleterre en 1841 pour éviter des poursuites judiciaires en lien avec des actes homosexuels. Sur le site, une installation, qui comprenait 51 cordes nouées accrochées au plafond, commémorait la mort d’hommes qui ont été pendus parce qu’ils avaient eu des relations homosexuelles pendant la période au cours de laquelle Bankes a vécu.
Prejudice and Pride a suscité une forte réponse du public. « Nous estimons qu’environ 350 000 personnes ont visité les expositions LGBTQ, dit Girling. Tous nos membres ont reçu le magazine, et la baladodiffusion a été téléchargée 15 000 fois, ce qui représente une activité considérable. »
L’organisation a également reçu des réponses négatives sur les expositions LGBTQ de la part de membres qui, d’après Girling, ne reconnaissaient pas là la National Trust. Elle admet que la National Trust a connu, pendant plusieurs années, des situations « vraiment très difficiles » avec les médias nationaux, parce que certains membres de la National Trust étaient déçus de ce que l’organisation proposait.
Bien que les critiques aient été douloureuses, comme le reconnait Girling, cette épreuve leur a donné l’élan nécessaire pour entamer un remaniement organisationnel majeur, en commençant par la recherche et une évaluation organisationnelle. « Nous estimons que ça nous prendra de trois à cinq ans pour être à l’aise dans des domaines dont nous avons eu du mal à parler dans le passé », dit-elle.
Dans le cas de la National Trust of South Australia, diverses programmations ont permis de renforcer les liens entre des communautés. En 2018, l’organisation a reçu le Titjikala Choir (un groupe de chant aborigène renommé) à la Ayers House, le siège social victorien de la National Trust. Le concert a été présenté en même temps qu’une exposition de créations de batik sur tissus aborigènes qui mettait en vedette la beauté artistique unique à l’Australie centrale.
« Nous avons baissé les rideaux et accroché les œuvres autour de la maison. Nous avons vraiment essayé de changer l’espace et d’ébranler l’interprétation victorienne qu’on a généralement d’une maison historique, dit Jill MacKenzie, directrice, Expériences et engagement. Notre site a généralement été exploité suivant une optique européenne. C’était une bonne manière de raconter une histoire importante à propos des communautés aborigènes d’Australie centrale. »
L’événement a affiché complet. Plutôt que des événements ponctuels, MacKenzie affirme que la National Trust of South Australia compte désormais développer des relations continues et des modèles de programmation durables avec les communautés aborigènes locales de façon à raconter une histoire plus diversifiée de l’Australie. « C’est notre défi pour les quelques années à venir. »
Attirer de nouveaux publics
Bien qu’une programmation diversifiée soit importante, certaines personnes suggèrent d’adopter une approche plus directe pour rendre le monde du patrimoine plus attirant. D’après Justin Scully, directeur général de Fountains Abbey & Brimham Rocks de la National Trust d’Angleterre, les meilleures pistes vers la diversité se trouvent dans la logistique : élargir les publics en examinant qui est laissé à l’écart.
« Quels sont les obstacles pratiques qui nuisent à l’accroissement de la diversité? Des facteurs comme le prix, l’accès difficile en transport en commun et les problèmes d’accès pour les personnes ayant un handicap peuvent empêcher les gens de visiter les sites, rapporte Scully. Je cherche à résoudre les enjeux évidents plutôt que de revoir la programmation. »
Pour aider les personnes ayant un handicap, la National Trust propose un guide d’accès qui donne des informations utiles sur l’accessibilité de ses sites; des rabais ou des laissez-passer sont offerts aux aidants essentiels. La Links Pass offre une entrée à moitié prix aux groupes affiliés à des organismes de bienfaisance pour les personnes avec un handicap, ou encore, à des centres de jour ou des maisons de soins enregistrées.
En ce qui concerne le manque de transport en commun vers Fountains Abbey, dit Scully, la National Trust donne plusieurs milliers de livres par année pour aider à financer le service d’autobus local. De plus, pour diminuer les obstacles auxquels se heurtent les jeunes et les familles, l’organisation offre maintenant des billets à prix réduit pour les enfants et les jeunes.
« Nous savons que faire l’expérience de ces lieux pendant l’enfance est un moteur important qui encourage les gens, une fois adultes, à nous offrir leur soutien », dit Tom Freshwater, responsable des Programmes publics à la National Trust for England, Wales and Northern Ireland. Freshwater a remarqué un retour important du public familial récemment.
De plus en plus, les experts en patrimoine s’inspirent de pratiques qui proviennent d’autres pays. En Italie, le Fondo Ambiente Italiano (FAI) soutient un programme qui donne un sens au patrimoine pour les nouveaux arrivants. Le programme, Ponte tra culture (« un pont entre les cultures »), propose des cours d’histoire de l’art gratuits aux nouveaux venus et fait appel à la production participative pour traduire dans les langues locales de l’information présentée dans des musées et des lieux historiques. Le but du FAI est de rapprocher les divers groupes qui forment la société italienne par le biais d’une appréciation commune de l’art et de l’histoire du pays.
Chez nous au Canada, des lieux historiques et des musées intègrent diverses histoires autochtones. C’est le cas, par exemple, de la culture autour des bisons des plaines, vieille de 6 000 ans, au précipice à bisons Head-Smashed-In à Fort MacLeod en Alberta, ainsi que du syllabaire de langue autochtone traduit par Robert McDonald au XVIIIe siècle, au Old Lug Church Museum à Whitehorse, au Yukon. À l’autre bout du pays, le Musée de la région de Fredericton innove avec l’exposition autochtone « Wabanaki Way », la première dans l’histoire du musée à être organisée entièrement par une Autochtone, Ramona Nicholas, aînée-résidente à l’Université du Nouveau-Brunswick.
Selon Melynda Jarratt, directrice générale du musée, contrairement aux expositions précédentes, cette occasion a permis à la communauté Wabanaki locale d’influencer la manière dont leurs histoires sont racontées. Elle a aussi aidé le personnel du musée à collaborer avec les Autochtones différemment.
« Avant l’exposition, le peuple Wabanaki n’avait clairement pas le sentiment que le musée était pour lui, dit Jarratt. Maintenant, il y a toujours plusieurs personnes d’origine Wabanaki qui travaillent avec nous sur un projet ou un autre, et qui partagent leurs connaissances avec la communauté élargie. »
Changements organisationnels
Bien que raconter des histoires diversifiées pour intéresser un public plus large aidera les organisations patrimoniales à être plus pertinentes, une autre étape qui permettra d’assurer une plus grande diversité consiste à examiner l’organisation en soi, selon Hopes de la National Trust for Scotland. Les histoires devraient être racontées par un groupe plus diversifié. Statistiquement, dit-il, le personnel de la Scottish Trust ne reflète pas la société écossaise aussi bien qu’il le devrait. L’organisation est en train de remédier à cette situation, au dire de Hopes.
Liz Girling de la National Trust for England est aussi d’avis que des changements fondamentaux sont nécessaires. « Nous ne réussirons que si nous nous penchons sur notre culture interne et prenons des mesures concrètes pour devenir plus diversifiés », affirme Girling.
« Nous en sommes aux débuts d’un énorme engagement en faveur du changement, qui touche toute l’organisation. Nos façons de penser et de travailler sont profondément ancrées; les stratégies et les politiques sont toutes sous-tendues par un retour commercial sur l’investissement. Nous devons trouver un équilibre et penser aux bénéfices pour les gens. »
Photo de bannière: Le parc Croome, Worcestershire, Angleterre. Photo: National Trust for England, Wales and Northern Ireland.