Granges historiques du Canada : des bâtiments menacés, des bâtiments précieux

Une grande partie de l’histoire de notre pays s’inscrit entre les poteaux et les poutres d’anciennes granges. Ces bâtiments sont la démonstration de l’intensité de l’activité qui se déroulait dans le cadre des paysages ruraux canadiens et de l’importance des exploitations agricoles familiales pour le développement du pays. Les chiffres du recensement nous disent qu’avant la Deuxième Guerre mondiale les deux tiers de la population canadienne vivaient dans des fermes. Toutes les exploitations agricoles dignes de ce nom étaient pourvues d’une grange qui jouait un rôle essentiel pour l’élevage des animaux ainsi que pour le stockage et le traitement des cultures. Aujourd’hui, il est probable que de nombreuses Canadiennes et de nombreux Canadiens ont, dans leur arbre généalogique, un ancêtre qui a trait des vaches ou battu des céréales dans une grange.

Toutefois, les granges historiques disparaissent à un rythme accéléré. Alors qu’elles parsemaient autrefois en grand nombre le pays, les anciennes granges semblent être devenues obsolètes pour l’agriculture moderne : trop petites pour s’adapter aux pratiques agricoles industrialisées en vigueur de nos jours. La réutilisation adaptative des granges présente également un certain nombre de difficultés : elles sont souvent situées loin des zones peuplées, il s’agit de bâtiments de grande taille et leur coût d’entretien est élevé. Toute personne voyageant dans les régions rurales du Canada de nos jours rencontrera probablement des granges dans des situations précaires – négligées, abandonnées et en train de s’affaisser. Dans un contexte où les ressources spécifiquement adaptées à la préservation du patrimoine agricole sont peu nombreuses, les perspectives concernant ces structures emblématiques ne semblent pas très prometteuses.

Toutefois, contre toute attente, des propriétaires mettent en œuvre des projets visant à restaurer des granges importantes pour eux et pour leur collectivité et à leur donner un second souffle.

 

La grange Cumminger à Aspen, dans le comté de Guysborough, en Nouvelle-Écosse, est l’une des plus anciennes de la localité. Longue de près de 28 mètres, elle a été construite en deux phases, la première aux alentours de 1835 et la deuxième au début des années 1860. Bien que le propriétaire se soit efforcé d’entretenir le bâtiment au mieux de ses capacités, en l’absence de travaux majeurs de structure, il finira certainement par s’effondrer. Photo : Meghann Jack.

DES ATOUTS POUR LA FERME D’AUJOURD’HUI

Installés juste à l’extérieur de Radville, dans le centre-sud de la Saskatchewan, Kim Levee et Tracy Bain ont une vision de l’avenir de leur grange qui intègre le passé. Construite vers 1911, elle était à l’origine un hangar à bois servant à une entreprise de Brooking, aujourd’hui une ville fantôme. Dans les années 1920, elle a été déplacée de seize kilomètres et installée sur le terrain où se trouve aujourd’hui la ferme Levee, y commençant une nouvelle « carrière » en tant qu’étable pour vaches laitières.

Au cours des années 1970, l’exploitation a cessé ses activités laitières pour passer exclusivement à la culture des céréales. Dans ce cadre, la grange n’a plus servi, au cours des décennies suivantes, que de dépôt de vieux objets et de rebuts de toutes sortes. Le couple a été inspiré par une visite en NouvelleÉcosse en 2007, où il a pu constater le potentiel offert par l’agrotourisme. Tracy se rappelle qu’« à chaque visite d’un nouveau lieu, il semblait y avoir quelque chose de séduisant à offrir aux automobilistes de passage, notamment les anciens bâtiments restaurés ».

Le couple rêvait d’exploiter une ferme offrant des arbres de Noël en autocueillette, mais, pour ce faire, il fallait un lieu pour accueillir les visiteurs. Plutôt que de construire un nouveau bâtiment, nos deux agriculteurs ont décidé de s’attaquer à un projet d’adaptation de leur vieille grange. À ce jour, ils ont dépensé 80 000 $ de travaux pour transformer la grange en magasin d’arbres de Noël et prévoient d’investir encore 10 000 $ pour que le projet soit terminé. Bien qu’il s’agisse d’un investissement substantiel, ils affirment que cette opération de rénovation reste beaucoup moins coûteuse que la construction d’un nouveau bâtiment pour répondre à leurs besoins. En outre, l’ancienne grange introduit une composante historique séduisante dans leur activité agrotouristique qu’une structure moderne n’aurait pas pu apporter. Même si Kim et Tracy ne savent pas encore si leur activité de vente d’arbres de Noël permettra de rentabiliser leur investissement dans les travaux effectués sur la grange, ils sont néanmoins conscients de la valeur économique représentée par la préservation patrimoniale du bâtiment. Comme l’explique Tracy : « Lorsque nous vendons un arbre, nous ne vendons pas uniquement un arbre de Noël. Nous vendons surtout une expérience, et je crois que la grange en constitue une partie importante. »

Il ne fait aucun doute que de nombreuses personnes sont effectivement attirées par les granges, notamment parce qu’elles sont émotionnellement associées à l’histoire et à la mémoire. Incarnation du courage et du caractère de ceux qui y travaillaient, elles sont bien entendu emblématiques de leur dur labeur, mais surtout d’un mode de vie aujourd’hui disparu, lorsque la population canadienne vivait en relation étroite avec ses sources alimentaires. Lorsque Kim Levee explique le choix d’adapter l’ancienne grange plutôt que de construire un nouveau bâtiment, il insiste sur le fait « qu’une nouvelle grange n’aurait pas été porteuse de la nostalgie du travail accompli et que ça, ce n’est pas rien! »

En fait, au-delà de l’agrotourisme, les granges peuvent être adaptées avec le plus grand respect à des usages agricoles. Une étude pilote réalisée aux États-Unis par la American Trust for Historic Preservation et par le magazine Successful Farming en 1988 a révélé que les anciennes granges étaient effectivement en mesure de s’intégrer à des stratégies de production de masse, les dépenses des agriculteurs ayant participé à cette étude pour les réparations et la modernisation de ces bâtiments n’ayant représenté qu’à peine un tiers de ce qu’aurait coûté la construction d’une nouvelle structure. Avec quelques investissements dans un entretien adapté et des modifications adéquates, les granges traditionnelles peuvent encore être utiles pour le stockage des foins et des équipements, la stabulation des chevaux, les petits cheptels de bovins de boucherie ou de vaches laitières, ainsi que l’élevage du petit bétail.

Les pratiques agricoles durables représentent également un partenariat potentiel pour la régénération de granges historiques. Une grange traditionnelle constitue un atout idéal pour les initiatives agricoles à petite échelle, mixtes et soutenues par la collectivité. Les conceptions architecturales des granges traditionnelles ont l’avantage de s’appuyer sur les essais et les erreurs de nombreuses générations qui avaient toutes à l’esprit le côté pratique de la structure et sa durabilité. Elles présentent des plans d’étage avantageux, couplés à une qualité d’artisanat s’inscrivant en harmonie avec les valeurs locales du mouvement « slow food » auxquelles elles offrent une caisse de résonance.

Cette grange est située à proximité de Ceylon, en Saskatchewan. Le paysage rural de la province est parsemé de nombreux autres bâtiments analogues à celui-ci, pour lesquels n’existe aucune perspective de travaux de restauration. Il s’agit d’une structure impressionnante dont le sort à long terme est incertain. Le bâtiment présente des caractéristiques gothiques et faisait partie d’une propriété familiale aujourd’hui abandonnée. Photo : Kristin Catherwood.

ICÔNES DU PAYSAGE RURAL CANADIEN

Les Carles, également agriculteurs dans la région de Radville, ont récemment mené à bien un projet de restauration de leur grange historique qui a duré 20 ans. Lorsque le bâtiment n’a plus été utilisable pour l’agriculture, sauf pour le stockage, les coûts d’entretien récurrents sont devenus difficiles à justifier pour la famille. Néanmoins, Roland, sa femme Darlene, leurs enfants et leurs petits-enfants étaient déterminés à sauver ce bâtiment érigé au centre de leur ferme comme un symbole du profond enracinement de la famille dans la Saskatchewan rurale.

« Chaque ferme avait une grange », fait remarquer Roland. « Le problème, c’est que ces granges n’ont plus aucune utilité aujourd’hui », poursuit Darlene. Bien que les Carles aient envisagé d’adapter leur grange pour en faire une remise à machinerie, ils étaient réticents quant à la destruction de l’aménagement intérieur des stalles et des greniers. « Nous avons pensé que si nous remettions notre grange en état, nous pourrions également retrouver l’apparence d’origine », explique Roland.

On pourrait dire que ce projet de restauration, s’étendant de la réalisation de nouvelles fondations en béton jusqu’à la pose d’un nouveau toit et ayant touché toutes les couches intermédiaires, est véritablement un travail d’amour. Au cours des 20 dernières années, la famille Carles estime avoir dépensé environ 25 000 $ pour leur grange, principalement pour l’achat de matériaux, Roland, son fils Carey et, désormais, certains de ses petits-enfants ayant eux-mêmes fourni le plus gros de la main-d’œuvre. Lorsqu’on leur demande pourquoi ils se sont donné tant de peine et ont dépensé tant d’argent, Roland répond simplement : « Parce que les granges sont en train de disparaître. »

Les granges ont en effet un sens non seulement pour les familles d’agriculteurs, mais également pour l’ensemble de la collectivité agricole à laquelle ils appartiennent. Diverses de par leur forme et leur apparence, les granges sont importantes, car elles contribuent à définir un caractère local distinctif et un sentiment d’appartenance à un lieu. Toute personne voyageant le long des routes rurales du Canada perçoit immédiatement leur profonde influence sur les paysages. Par exemple, lorsque Hardy Eshbaugh, qui vit dans la petite collectivité de Waternish, dans le comté de Guysborough, en NouvelleÉcosse, a fait face à la question fondamentale de savoir ce qu’il fallait faire avec ses deux granges délabrées datant du XIXe siècle, il a décidé qu’étant donné que ces bâtiments étaient importants non seulement pour lui, mais également pour la collectivité dans son ensemble, les dépenses d’entretien étaient justifiées. Installées l’une à côté de l’autre en parallèle de la route, ces granges spectaculaires apparaissent soudainement dans un tournant.

« Toute personne qui a l’habitude de conduire dans cette partie du comté connaît ces deux granges. Elles sont un véritable point de repère. Celle qui est la plus éloignée était en train de s’écrouler et, en un an ou deux, elle aurait disparu », explique Hardy. Si cela avait été le cas, l’aspect de cette petite collectivité locale en aurait été irrémédiablement modifié. Dans des localités rurales comme Waternish où les magasins, les bureaux de poste et d’autres points de repère ont déjà disparu, les granges sont devenues des traits caractéristiques du paysage. Grâce à Hardy, les granges jumelles ont été stabilisées avec de gros travaux de structure et des opérations de restauration extérieure, en faisant un legs durable pour toute la collectivité.