Du côté des falaises : comment le précipice à bisons Head Smashed In continue de nourrir jusqu’à la génération actuelle

Pour Conrad Little Leaf de la nation des Piikani, le précipice à bisons Head Smashed In, près de Fort Macleod, en Alberta, ainsi que ses contreforts et les prairies avoisinantes, représentent à la fois une bibliothèque naturelle et tout un univers de légendes étroitement lié à son identité. Il explique : « Cet endroit est en lui-même un récit, et ce récit, c’est moi, c’est qui je suis. »

Le site archéologique du précipice à bisons Head Smashed In abrite d’anciennes archives, enfouies sur dix mètres de profondeur dans le sol, racontant, sur des pages de poussière et de terre, 6 000 ans de chasse au bison. Mais, au-delà des quelque 45 millions de kilogrammes de viande qui, nous dit-on, ont été préparés, au fil des siècles, au pied de ces falaises, Head Smashed In, c’est surtout l’endroit où s’incarne l’histoire légendaire d’êtres humains immergés dans ce paysage pendant des millénaires. Little Leaf estime, quant à lui, que ce lieu historique continue de revêtir aujourd’hui une importance fondamentale. Il précise : « Ce lieu veille encore sur nous aujourd’hui; son histoire doit être racontée. »

On a répertorié, en Alberta et au Montana, plus de 200 précipices à bisons, mais ce n’est pas pour rien que l’on a surnommé Head Smashed In le « précipice par excellence ». Les preuves archéologiques et les récits oraux transmis, de génération en génération, sur l’utilisation du paysage des environs des collines Porcupine révèlent une histoire au cours de laquelle les hommes y ont démontré une ingéniosité fascinante. On estime que 20 à 40 millions d’os de bison et 100 000 pointes d’armes en pierre sont empilés sur ce site qui a vu de 500 à 1 000 troupeaux affolés se ruer dans le vide le long de ses falaises. Cette vaste bibliothèque, rendant compte des succès rencontrés par les hommes dans la chasse aux bisons, s’étend sur plus de 200 générations.

Les falaises de grès de Head Smashed In ont été désignées comme lieu historique national du Canada en 1968 et comme site du patrimoine mondial de l’UNESCO en 1981.

Un centre d’interprétation particulièrement impressionnant, construit à même la falaise sur sept étages, a ouvert en 1987 et a accueilli à ce jour plus de deux millions de visiteurs. Shabnam Inanloo Dailoo, qui étudie les paysages culturels à l’Université Athabasca de l’Alberta, affirme que Head Smashed In est l’un de ces lieux extraordinaires où se niche une histoire à la fois naturelle et culturelle, l’une et l’autre étroitement imbriquées comme dans une photographie, incarnant à jamais le souvenir d’un paysage et la mémoire des hommes qui y vécurent. Si la photo disparaît, le souvenir s’envole avec elle; en protégeant le paysage, on protège la mémoire des hommes.

Stan Knowlton, membre de la nation des Piikani, interprète du patrimoine au Centre d’interprétation de Head Smashed In et géographe formé à l’Université de Lethbridge, souligne l’importance de ce point. Il se souvient de sa première expérience sur le site, alors qu’il n’était qu’un jeune garçon, lorsque le camion de son père est tombé en panne sous les falaises dans ce lieu qui n’était alors qu’une vaste étendue de rochers et de prairies semblant complètement désertes.

Il raconte : « Mon père m’a dit de ne pas aller là-bas, ce qui, bien sûr, était la pire chose à dire à un enfant et, bien entendu, dès qu’il a eu le dos tourné pour aller chercher de l’aide, je me suis précipité pour grimper le long des falaises et examiner les os et les objets que je découvrais. » On a expliqué au jeune garçon que les bisons étaient pourchassés et se ruaient dans une fuite désespérée jusqu’au bord du ravin pour trouver la mort au fond du précipice; toutefois, il ne savait pas grand-chose d’autre sur les archives matérielles cachées sous ses pieds racontant l’histoire de millénaires d’adaptation humaine sur ce site. Aujourd’hui, Stan Knowlton a une tout autre perception du site de Head Smashed In et profite de chaque occasion pour raconter sa riche histoire à l’intention de jeunes esprits. Pour lui, l’importance du bison et l’histoire du rôle éminent qu’il a joué représentent le message essentiel à faire passer auprès des jeunes de la communauté.

Un bison en hiver pâture dans le parc national Elk Island. Photo : Alberta Culture and Tourism

Comme des marteaux sur une enclume, les sabots des bisons ont forgé les prairies nord-américaines. Jusqu’à 30 millions de bisons ont brouté et piétiné de vastes étendues forestières, les empreintes de leurs sabots et les pistes créées ayant généré des microenvironnements au sein desquels une faune et une flore diversifiées ont prospéré. Si l’on ajoute à ce phénomène les répercussions de la présence de millions de « tondeuses à gazon sur pattes » à longs poils hirsutes déféquant des tonnes d’éléments nutritifs, on imagine à quel point le bison a changé les prairies pour toujours. Ce sont les bisons qui ont fait de cet endroit ce qu’il est. Stan Knowlton précise : « Il a fallu des milliers d’années pour que ces terres d’agriculture et d’élevage prennent forme, toute notre nourriture, celle que nos ancêtres ont consommée, celle que nous consommons aujourd’hui et celle que nous consommerons demain, nous vient de l’énergie et de l’ombre de cet animal. »

Pour qu’un précipice à bisons fonctionne, il est indispensable que les animaux puissent satisfaire leurs besoins quotidiens, soit dix kilogrammes d’herbe et trente litres d’eau, à proximité. À Head Smashed In, les gens brûlaient donc, plusieurs mois à l’avance, un « bassin de rassemblement », bordé par des ruisseaux, afin qu’y repousse une végétation luxuriante à même d’attirer les grands troupeaux qui seraient ensuite conduits jusqu’au bord de la falaise. Autour du site de dépeçage, on trouvait également des lieux spirituels destinés à faciliter la préparation et l’entretien d’un paysage sacré. Les falaises marquaient le point culminant de nombreux mois de préparation.

Comment ces gens ont-ils appris à conduire les bisons jusqu’au bord des falaises et comment se déroulait une chasse? Selon certaines traditions des Pieds-Noirs (la confédération des Pieds-Noirs comprend les Premières Nations des Piikani, des Siksika et des Kainai de l’Alberta ainsi que des Ampskapi Piikani du Montana), lorsque les premiers êtres humains demandèrent à leur Créateur comment ils allaient s’alimenter, Napi, également appelé « le Vieil Homme », créa des images de bisons en argile et leur donna vie. Il conduisit ensuite les gens jusqu’à une corniche rocheuse, puis appela les bisons qui se précipitèrent les uns après les autres par-dessus la falaise. Napi dit alors aux humains : « Voici votre nourriture. » Selon la tradition orale et les récits consignés des explorateurs, certains, revêtus de peaux de loup, effrayaient les animaux afin qu’ils s’orientent dans la bonne direction, tandis que d’autres, déguisés en bisons, encourageaient gentiment les retardataires. Les animaux dispersés étaient ainsi regroupés et canalisés entre des alignements de monticules de pierres espacés de cinq à dix mètres. Ces empilements de rochers ainsi que des bâtons et des rubans attachés claquant au vent effrayaient suffisamment les femelles et les petits pour les maintenir dans le « droit chemin », rebondissant affolés d’un côté à l’autre de ce sentier des bisons jusqu’au bord de la falaise. Un réseau de plus de dix kilomètres de sentiers balisés d’empilements partait des rebords de la falaise à Head Smashed In en s’éloignant vers les pâturages à la façon d’un delta.

Des troupeaux de 100 à 200 animaux étaient ainsi poussés à travers un paysage apparemment sans danger pour eux. En effet, bien que hautes de plus de dix mètres, les falaises de grès bordant le précipice donnaient l’illusion de s’inscrire dans la continuité de la prairie jusqu’à l’horizon quand on s’en approchait par le haut. Lorsque les animaux atteignaient le rebord, il était trop tard! Le troupeau de bisons était alors lancé à toute vitesse comme un train fou. En arrivant au bord du précipice, les animaux de tête tentaient désespérément de « freiner » avec toute la violence dont ils étaient capables, leurs sabots faisant quasiment jaillir des étincelles du sol. Mais leur destin était scellé et les milliers de kilogrammes de chair animale galopant à pleine puissance des suiveurs venaient s’encastrer et tous, animaux de tête comme animaux de queue, étaient précipités vers leur fin dans un dernier saut dans le vide.

Les archéologues et les historiens ont produit des dates et des chiffres relatifs à l’utilisation, par les êtres humains, du précipice à bisons de Head Smashed In, mais les interprètes du patrimoine vous feront comprendre qu’il faut se tenir personnellement sur les falaises pour ressentir profondément leur puissance. Little Leaf, qui a obtenu un diplôme en éducation de l’Université de Calgary, fait remarquer que cet endroit magique, vibrant encore des sabots des centaines de milliers d’animaux qui l’ont foulé, a la propriété unique de fondre ce que l’on apprend dans les livres et la connaissance véritable. Sur le bord de la falaise, les visiteurs peuvent percevoir le crescendo des grognements des animaux paniqués, visualiser des masses de dos de bison déferler comme une vague, ressentir les tremblements du sol sous le poids de centaines de sabots qui tambourinent et imaginer ces animaux massifs devenir, pendant un instant, plus légers qu’une plume au moment de leur dernier plongeon. Lorsque les nuages de poussière avaient fini de retomber sur le sang et la fourrure, une unique débandade, orchestrée de main de maître par quelques centaines d’hommes et de femmes, pouvait rapporter à la communauté 80 000 kg de viande comestible. Selon Jack Brink, auteur du livre multiprimé Imagining Head Smashed In – Aboriginal Buffalo Hunting on the Northern Plains, cet épisode de la vie des peuples autochtones avant qu’ils n’entrent en contact avec les Européens constituait « l’entreprise pour obtenir de la nourriture la plus productive jamais conçue et réalisée par des êtres humains ».

Un membre de la nation pied-noir commémore un événement au précipice à bisons Head Smashed In (photo : Alberta Culture and Tourism)

Aussi bien Stan Knowlton que Little Leaf sont conscients que l’un de leurs plus grands défis consiste à sensibiliser les gens à la beauté de leur culture passée et présente. Ce message est certainement aussi important pour les touristes que pour les jeunes Piikani. Stan Knowlton affirme ainsi : « Certaines des personnes des réserves ayant le mieux réussi dans la vie ont travaillé [au centre d’interprétation] où elles ont pu recouvrer un sentiment de fierté qu’elles n’auraient pas pu trouver ailleurs. Cette expérience fondatrice a contribué à les conduire à de nombreux succès ultérieurs. » Parlant du programme d’interprétation et des millions de visiteurs qui sortent du centre en ayant appris à mieux connaître la culture et l’histoire des Piikani, Brink écrit : « Ce qui se passe ici représente une contribution au tissu social du pays qu’il est totalement impossible de traduire en valeur monétaire. »

À l’image des premières recherches ayant contribué à intégrer les falaises dans un paysage plus large comprenant les bassins de rassemblement et les sites cérémoniels, les recherches modernes mettent également en perspective les précipices à bisons dans le cadre d’un réseau beaucoup plus large de pouvoirs politiques. Pour réussir à coordonner cette chasse collective, les Autochtones mobilisaient une main-d’œuvre importante afin de construire les « infrastructures » dont ils avaient besoin et de transformer la viande et les peaux, tous ces éléments témoignant de leur puissance, de leur sagesse et de leur savoir-faire. Les chefs politiques utilisaient la viande excédentaire pour consolider leurs alliances et asseoir leur pouvoir territorial et politique.

Une vue aérienne de Head Smashed In et les collines Porcupine voisines (photo : Musée royal de l’Alberta)

Stan Knowlton s’exprime avec enthousiasme sur les possibilités d’éclairer de futures recherches que recèle Head Smashed In. Il explique avec passion que l’importance du site pour la communauté des Piikani croît parallèlement à son succès auprès du reste du monde. Little Leaf ajoute que l’afflux de nombreuses personnes au sein de ce paysage millénaire et le brassage des idées sont à l’origine d’un besoin croissant, chez les jeunes autochtones, de rétablir un équilibre avec ce qu’il considère comme des méthodes occidentales d’éducation. L’enseignement de la culture piikani aux enfants de la région de Head Smashed In lui a valu autant d’éloges que de critiques venus de bords différents : des parents se voulant pragmatiques lui ont demandé d’arrêter d’enseigner à leurs enfants la langue et les récits des Pieds-Noirs, pour se concentrer plutôt sur des enseignements qui les aideront à trouver un emploi; tandis que d’autres personnes s’en s’ont pris à lui en raison de sa collaboration avec une « institution gouvernementale occidentale » du gouvernement d’un pays ayant longtemps, à différentes périodes de l’histoire, œuvré à l’éradication de la culture autochtone. Little Leaf offre la même réponse aux attaques des deux camps et explique : « Je présente aux gens, factuellement, toute la chronologie. Il y a eu des périodes sombres, de l’oppression et ils doivent le savoir. »
Il estime que tout un chacun, qu’il soit touriste, résident local ou enfant de la communauté, doit impérativement être préalablement éduqué pour comprendre pourquoi les choses sont ce qu’elles sont aujourd’hui et pour réfléchir à ce qu’elles pourraient être demain. Un tel processus représente un pas important vers la réconciliation : les sites protégés constituent une plate-forme éducative de choix en matière d’écologie, d’histoire et de résilience. Aux adultes, Little Leaf apporte des connaissances sur son peuple afin de corriger aussi bien les idées reçues et les erreurs que les idéalisations trop « romantiques ». Il est convaincu que ce que l’on enseigne dans une classe s’oublie facilement, alors que les connaissances pratiques acquises dans le monde réel plantent, au sein des jeunes esprits passionnés, des racines profondes qui ne demandent qu’à grandir. Pour lui : « La terre incarne une histoire extraordinaire; elle exerce une véritable fascination sur les enfants. »

Comme l’ont confirmé les archéologues, les bisons font partie intégrale d’un paysage culturel qui s’étend, sur des milliers d’années, du nord au sud du continent. En protégeant les 4 000 hectares de Head Smashed In, on crée un cadre idéal pour présenter et expliquer l’histoire d’un peuple et des animaux qui l’accompagnaient, et ce, dans un lieu au sein duquel les visiteurs peuvent encore ressentir le poids de cette histoire profondément enracinée dans la réalité de cette terre et vivre une expérience inoubliable. Nombreux sont ceux qui estiment que le bison continue à assumer sa responsabilité ancestrale vis-à-vis des gens qui vivent dans cette région. Un petit troupeau de bisons broute désormais près du site du patrimoine mondial de l’UNESCO, et Stan Knowlton ne manque jamais de les saluer et de les remercier lorsqu’il passe devant eux.