La désuétude décryptée : Accorder de l’importance aux endroits abandonnés

Ça fait plus de 10 ans que le parc d’attractions a définitivement été fermé. Pourtant, tous les soirs, les visiteurs se bousculent devant ses carcasses d’acier. Trinity Loop était autrefois un parc d’attractions animé situé à l’est de Terre-Neuve. Aujourd’hui, on n’y retrouve que les restes d’une grande roue tordue, une voie ferrée en ruine ainsi que des autos tamponneuses rongées par la rouille et recouvertes de graffitis.

C’est la menace imminente de s’effondrer qui fait toute la beauté de lieux abandonnés comme le désert et désuet hôpital Riverview, en Colombie-Britannique, l’ancienne centrale électrique de Pinawa, à l’extérieur de Winnipeg, et des bateaux échoués, à moitié submergés et recouverts de lichens qui jalonnent les côtes maritimes.

Nombreux sont ceux qui apprécient ce style architectural à part. Ensemble, les mots-clics #abandoned (# abandonné) et #abandonedplaces (#lieuxabandonnés) ont été utilisés 10 millions de fois sur Instagram. Un auteur a même inventé un mot pour exprimer la sensation particulière que ces endroits suscitent. Dans son Dictionary of Obscure Sorrows (dictionnaire des chagrins indescriptibles), John Kœnig décrit la « kenopsia [terme anglais] » comme « l’étrange atmosphère délaissée d’un endroit qui grouillait habituellement de gens, maintenant abandonné et silencieux ».

La fascination de la société pour la détérioration ne date pas d’hier. Pompéi et Herculanum sont des exemples de lieux qui ont longtemps attiré des touristes. Les fins connaisseurs de l’architecture anglaise du début du 19e siècle reconnaîtront que les vestiges du Romantisme – visibles grâce au style gothique et faussement romain du jardin – sont une façon appréciée de faire un saut dans le passé.

Outre l’aspect esthétique des bâtiments (particulièrement apprécié des explorateurs urbains et des photographes), la valeur de ces endroits abandonnés repose sur le fait qu’ils nous renseignent sur le développement, l’effet sur l’environnement et le progrès technologique de notre société.

Aussi, ces bâtiments abandonnés ont une valeur plus concrète en termes de perspectives de croissance. En plus de stimuler naturellement le tourisme, la réhabilitation de ces endroits peut mener à l’amélioration de la conjoncture économique de la région, donner l’occasion à de petites entreprises et à de jeunes entrepreneurs de s’y établir et offrir à certaines des villes les plus peuplées au Canada les logements dont elles ont grandement besoin.

Trinity Loop, Terre-Neuve et Labrador. Photo par Zippo S

 

Pour l’amour des vestiges

De nombreux bâtiments sont laissés à l’état de ruines. Trinity Loop n’en est qu’un exemple; le paysage canadien est parsemé de centaines de lieux désaffectés en décrépitude. Leur pouvoir réside dans les sentiments qu’ils évoquent en nous. Souvent d’un étrange présage, ils suscitent une douce mélancolie.

Définitivement, ces endroits sont d’une beauté qui envoûte. Les églises détruites que la nature a envahies donnent vie à l’imaginaire. Les objets solennels laissés derrière racontent l’histoire de ceux qui sont mystérieusement partis pour ne jamais revenir. L’exploration de ces lieux relève presque du voyeurisme, comme quand on met les pieds dans un endroit où l’on ne devrait pas être.

Certains vestiges sont préservés à ce titre. C’est le cas des ruines de l’église catholique St. Raphael à Cornwall, en Ontario, et de celles de Carbide Willson à Chelsea, au Québec, qui continuent à subsister. D’autres vestiges sont laissés à l’abandon et peuvent nous inspirer à progresser vers un avenir plus pérenne. À une ère où l’avenir de la planète est incertain, les endroits abandonnés peuvent nous rendre nostalgiques des jours où la population terrestre n’était peut-être pas aussi préoccupée par les changements climatiques et les armes nucléaires.

Selon Dylan Thuras, cofondateur de l’agence de voyages américaine Atlas Obscura, ces lieux sont le memento mori de ce que nous avons bâti. Thuras connaît bien l’art de la dégradation : le site Web de l’agence recense des centaines d’endroits abandonnés dans plus de 18 000 attractions inhabituelles partout dans le monde. Des douzaines d’entre eux sont au Canada.

« Ces lieux vous permettent de prendre un certain recul et vous obligent à reconnaître que toute œuvre humaine sera ultimement réduite à néant, déclare Thuras. Prendre conscience de la destruction de sa propre existence est directement lié à la reconnaissance de la présence fugace de choses qui nous dépassent. »

Tong Lam, chercheur à l’Université de Toronto, étudie cette idée dans son livre Abandoned Futures (Futurs abandonnés). Il y fait remarquer que les endroits abandonnés sont le reflet et l’incarnation de problèmes et de menaces plus grandes. L’un des endroits qu’il décrit est l’archétypique cimetière de voitures abandonnées de la jadis prospère Rust Belt, au sud de la frontière. « Ces vestiges montrent que notre puissance a une limite, dit Lam. On croit pouvoir inventer n’importe quoi et dompter la nature, mais c’est faux. C’est terrifiant. »

 

Le potentiel de réutilisation adaptative des lieux abandonnés

En plus des leçons existentielles que l’on en tire, on peut également se prévaloir de l’occasion de réhabilitation que représentent les endroits abandonnés. Souvent situés en milieu rural ou reculé, ils peuvent être une bénédiction pour les communautés qui les abritent.

Un projet du genre a été mis en branle à Carcross, au Yukon. En 2006, Anne Morgan et Jamie Toole ont fait l’acquisition de l’hôtel Caribou et ont entrepris des rénovations. Dawson Charlie était autrefois propriétaire de l’auberge du 19e siècle. On lui attribue la codécouverte de l’or qui lança la Ruée vers l’or du Klondike. L’auberge était déserte et à l’abandon depuis 15 ans quand ils l’achetèrent. Selon Morgan, le bâtiment ne tiendrait plus debout aujourd’hui s’ils n’étaient pas intervenus.

« L’état du bâtiment était plutôt lamentable à notre arrivée, dit-elle. Les fondations s’écroulaient. On pouvait passer à travers le mur du fond, le sol et le balcon. »

L’Hôtel Caribou était abandonné depuis plusieures années lorsque que les nouveaux propriétaires ont commencé les rénovations. Photo par Anne Morgan.

Le duo a rouvert le bar-saloon avec son piano d’origine en août 2019. Et c’est en plus de la boulangerie et des chalets qu’ils avaient déjà remis en état. D’ici deux ans, 11 chambres d’hôte seront rouvertes. L’équipe a des objectifs clairs pour faire grandir l’impact du bâtiment dans la communauté.

« Nous cherchons à recruter, à faire de la formation localement, à augmenter les ventes de produits de qualité et à stimuler le tourisme dans la communauté. Le tourisme a assurément fait une remontée. C’est vraiment gratifiant de regarder la communauté assise dans le saloon en train de prendre un verre. C’est un peu comme si l’endroit lui appartenait. »

Selon Nancy Oakley, consultante en patrimoine et ancienne directrice de l’éducation à la Willowbank School of Restoration Arts, en plus des répercussions positives bien connues de la réutilisation adaptative sur l’environnement, les reconstructions ont un certain intérêt financier.

« L’impact économique de ce genre de projets sur la communauté locale (effet boule de neige), en plus des avantages sociaux, ne se produirait pas nécessairement avec une construction neuve. »

Selon Oakley, le plus grand défi avec ce genre d’espace, c’est la perception qu’on en a. Selon elle, les conservationnistes sont optimistes, tandis que d’autres ne voient qu’un bâtiment barricadé, abandonné et en ruines. « Cette ferme abandonnée pourrait être le foyer d’une famille. Cette entreprise barricadée pourrait servir d’espace à un entrepreneur. »

 

Accorder de l’importance aux endroits abandonnés

L’association de ces deux idées (l’amour des vestiges et la possibilité de réutilisation future) a été concrétisée récemment dans le cadre de l’expérience de réalité virtuelle de l’artiste anishinaabe Lisa Jackson. Biidaaban: Première lueur, un saut dans le temps virtuel, interactif et ancré dans le futurisme autochtone, nous permet de nous téléporter dans le futur centre-ville inondé de Toronto. Les paysages interactifs montrent des Torontois qui connectent avec la terre, se déplacent en canot et font pousser des jardins sur les toits des gratte-ciel. Les ruines de la ville sont le décor d’une renaissance sociale.

Biidaaban: Première lueur utilise la réalité virtuelle pour démontrer ce à quoi ressemblerait un espace abandonné. Par Lisa Jackson, Mathew Borrett, JAM3 et ONF

Ces endroits abandonnés ont réellement une nouvelle vie aujourd’hui. Le récent gain de popularité de Trinity Loop en est la preuve : les vestiges rouillés ouvrent une nouvelle porte à la communauté qui bénéficie désormais du tourisme généré par le site. Comme pour les hauts et les bas des montagnes russes, les lieux abandonnés peuvent sombrer dans l’oubli, autant que la beauté de leur dégradation peut attirer les regards. Ils peuvent également se prémunir d’un vent de fraîcheur et d’une nouvelle vie en tant que lieux renaissants, ce qui s’ajoute à toutes les autres facettes de leur histoire.

 

Photo de couverture par Zippo S