Bâtir des forces : les métiers du patrimoine au Canada

Chaque projet de conservation réussi au Canada dépend d’artisans du patrimoine qualifiés. Les lieux historiques ne peuvent survivre sans maçons, menuisiers, forgerons, plâtriers, couvreurs et autres artisans spécialisés qui possèdent une connaissance approfondie des matériaux historiques, de la manière traditionnelle de les assembler, de leur détérioration au fil du temps et de la meilleure façon de les conserver.

« Chaque petite ville du pays devrait avoir accès à un maçon, un menuisier, un forgeron et un couvreur spécialisés en patrimoine », affirme Bobby Watt, président de RJW Stonemasonry. La réalité est toutefois bien différente, et les métiers du bâtiment dans le domaine du patrimoine sont menacés partout au pays. La perte de ces métiers serait tragique considérant l’expérience collective et les traditions riches dont sont gardiens les artisans, mais aussi parce que cette perte aurait un impact négatif sur notre capacité à prendre soin correctement de nos bâtiments historiques.

Travaillant depuis des décennies aux côtés de ces artisans, Watt préconise la création de programmes de formation pour stimuler la relève. Cependant, la demande pour ce type de services est étouffée par des pratiques contractuelles gouvernementales. Celles-ci ne permettent souvent pas que les métiers du patrimoine soient requis vu le manque d’accréditation formelle. De plus, ces pratiques contractuelles exigent souvent que les entrepreneurs aient des cautionnements d’employés qui sont au-dessus des moyens de la plupart des petits entrepreneurs en patrimoine. Par ailleurs, une perception répandue veut que les métiers spécialisés soient trop dispendieux ou superflus. D’après ce qu’il voit, Watt croit que « la plupart des propriétaires de maisons et de bâtiments commerciaux prennent des décisions en faveur des coûts réduits et du court terme plutôt qu’en fonction des bénéfices financiers que permet, à long terme, l’entretien approprié des matériaux historiques. »

Les subventions qui soutiennent les projets de conservation sont généralement sporadiques. Le gouvernement peut cependant jouer un rôle de premier ordre afin de soutenir la formation de nouveaux artisans du patrimoine. Dans le cadre de son travail au sein du projet visant la réhabilitation de l’édifice de l’Ouest sur la Colline du Parlement à Ottawa entre 2011 et 2018 (projet auquel a été alloué un budget de 863 millions de dollars), Watt a pu former plus de 80 apprentis maçons, dont 18 femmes. L’ampleur du projet a rendu possible cette occasion de formation exceptionnelle. Le client, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, a accepté d’imposer cette condition à l’entrepreneur principal du projet. Ressources humaines et Développement des compétences Canada a soutenu cette initiative en complétant le salaire des apprentis, en accordant des subventions pour l’achat d’outils et en offrant un remboursement de taxes à l’entreprise afin de contrebalancer certains coûts de formation. L’ensemble du projet était aussi appuyé par le syndicat local, auquel se sont ensuite joints de nouveaux membres hautement qualifiés. Ceux-ci continueront d’être employés dans le cadre des principaux projets prévus sur la Colline du Parlement dans les années à venir.

Parcs Canada a aussi été proactif dans son mandat de soutien à la conservation du patrimoine en incluant dans ses projets des étudiants en métiers du patrimoine. À Charlottetown, à l’Île-du-Prince-Édouard, le principal projet de conservation des fenêtres historiques en bois du Lieu historique national Province House a bénéficié de la participation d’étudiants du Holland College, qui a un protocole d’entente avec Parcs Canada. Josh Silver, responsable de la formation pour le programme Heritage Retrofit Carpentry, dit que la relation du Holland College avec Parcs Canada permet aux étudiants d’avoir accès à un laboratoire vivant. « Les étudiants ont non seulement l’incroyable occasion de travailler sur ces fenêtres historiques, affirme Silver, mais ils ont aussi la chance d’avoir une expérience concrète en travaillant sur le terrain avec les autres artisans. » C’est ce type d’expérience tangible qui explique pourquoi 100 % des diplômés du programme trouvent des emplois tout de suite – et pourquoi le programme, à chaque année, ne peut pas accueillir tous les candidats.

Le programme Heritage Retrofit Carpentry (Menuiserie de rénovation du patrimoine) du Holland College à Charlottetown (Î.-P.-É.) enseigne aux étudiants à concilier les besoins contemporains et le caractère historique. Photo: Holland College.

 

Les programmes spécialisés en menuiserie sont très courus au Holland College. Il en va de même pour le programme Heritage Carpentry and Joinery au Collège Algonquin à Perth, en Ontario : ce programme a attiré des centaines d’étudiants et, depuis son ouverture il y a 30 ans, plus de 750 d’entre eux ont obtenu leur diplôme. Christopher Hahn, le doyen du campus, ajoutera une troisième cohorte d’étudiants cet automne pour répondre à la demande en menuisiers spécialisés en patrimoine. De plus, le campus offre un nouveau programme de préapprentissage en maçonnerie d’une durée de six mois, programme qui couvre également les techniques traditionnelles. Tout comme le programme à l’Île-du-Prince-Édouard, le programme dirigé par Hahn a pu, grâce à sa bonne relation avec les gouvernements, les organismes publics et les intervenants, offrir aux étudiants des occasions de formation sur le terrain. L’inscription à ces programmes est aussi portée par une jeune génération attirée par des carrières qui contribuent à un avenir durable. En plus de ces programmes postsecondaires, les formations moins formelles connaissent elles aussi une hausse de popularité auprès de gens intéressés à apprendre les arts du bâtiment comme l’ouvrage de forge, la restauration du plâtre ou les méthodes traditionnelles de peinture.

Hahn et Silver sont tous deux d’avis qu’il reste des obstacles à surmonter. Sans critères acceptés à l’échelle nationale qui contrôlent les programmes de formation pour les métiers du patrimoine ou un processus de certification formel pour les diplômés, il est difficile d’obtenir une juste reconnaissance des métiers du patrimoine, tout comme de faire en sorte que les autorités contractantes gouvernementales définissent des exigences pour ces métiers. L’Association canadienne d’experts-conseils en patrimoine (ACECP) admet à titre de membres professionnels les artisans qui pratiquent ces métiers, suite à une évaluation par les pairs de leur niveau d’expérience et de leur adhésion à un code de déontologie. Toutefois, le titre que l’ACECP confère à un particulier n’a pas la même valeur que celle qui proviendrait d’une mention patrimoniale ajoutée à son certificat Sceau Rouge. Le Programme du Sceau Rouge, administré par le Conseil canadien des directeurs de l’apprentissage, ne reconnaît pas les métiers du patrimoine comme une spécialisation distincte.

« Il y a une grande déconnexion dans les programmes d’éducation au Canada qui forment tous les artisans du patrimoine, y compris les architectes, dit Sue Schappert, ancienne présidente de l’ACECP. Mis à part quelques programmes qui se spécialisent dans le patrimoine, les programmes sont en grande majorité conçus en pensant aux nouvelles constructions. » Cela ne correspond pas à la réalité de l’industrie de la construction au Canada, où le nombre de permis de construction émis à la grandeur du pays pour des altérations ou des améliorations à des bâtiments existants est deux à trois fois plus élevé que le nombre de permis émis pour de nouvelles constructions (tant résidentielles que non résidentielles).

Cela dit, plusieurs entreprises spécialisées en conservation collaborent régulièrement avec des artisans hautement qualifiés afin de mener à bien des projets patrimoniaux solides. John Diodati, directeur chez EVOQ Architecture à Montréal, dit que son cabinet fait souvent appel à des artisans de confiance à titre de consultants au tout début d’un projet. « Plusieurs artisans du patrimoine sont de petits artisans de terrain qui n’ont pas nécessairement l’infrastructure administrative et règlementaire, par exemple les cautionnements, qui leur permettrait de travailler sur des projets d’envergure, mentionne Diodati. Cependant, la petite taille de ces entreprises nous permet de développer des relations de travail à long terme avec elles. Leurs connaissances spécialisées et leur approche pratique à la résolution de problèmes nous ont été utiles pour développer et tester différentes options de réparation avant leur mise en œuvre. » Il convient de noter que les métiers spécialisés au Québec profitent vraisemblablement d’une demande plus grande grâce à des subventions gouvernementales plus solides pour les projets du patrimoine, ainsi que grâce au Rendez-vous Maestria à Montréal, un événement de deux jours qui vise à renforcer et à promouvoir les métiers du patrimoine. Organisés par le Conseil des métiers d’art du Québec (l’association professionnelle qui représente l’ensemble des artistes visuels et des artisans) et s’adressant à la fois à l’industrie de la construction et au grand public, les Rendez-vous Maestria mettent en valeur les métiers du patrimoine dans le cadre de conférences et d’un salon commercial d’envergure.

Trouver une telle expertise dans d’autres régions du pays peut s’avérer un défi. Donald Luxton, directeur de Donald Luxton & Associates à Vancouver, en Colombie-Britannique, a parfois eu de la difficulté à trouver des entrepreneurs qualifiés pour soumissionner ses projets. « Nous avons d’excellents entrepreneurs qui ont les compétences nécessaires, mais ils sont trop peu nombreux et ils peuvent être trop occupés pour accepter de nouveaux contrats », explique-t-il. La situation est encore plus difficile dans le cas de ses projets dans les provinces de l’Ouest. Luxton estime qu’une grande part du problème réside dans le manque d’incitatifs financiers gouvernementaux qui encourageraient les propriétaires à investir dans la conservation de leurs bâtiments. « Sans incitatifs financiers, et avec la fin des programmes provinciaux Rues principales, il est difficile de persuader les propriétaires et d’augmenter la demande pour les métiers du patrimoine. »

Des gens de métier qualifiés sont essentiels à la réussite d’un projet de réhabilitation d’un bâtiment. Ici, des charpentiers du patrimoine restaurent les fenêtres en bois de l’édifice Dunn à Vancouver (C.-B.). Photo: Vintage Woodwork.

 

Au moment de mettre ce texte sous presse, la COVID-19 a des effets négatifs sur l’industrie de la construction et le secteur du patrimoine. Il est difficile d’évaluer son impact économique à long terme sur les métiers du patrimoine. Au cours des prochains mois, il sera crucial pour ce secteur de défendre collectivement des stratégies de relance économique et des investissements qui tirent parti du potentiel de création de nouveaux emplois verts dans le cadre de projets de réhabilitation patrimoniale et de réutilisation adaptée des bâtiments. Les métiers du patrimoine joueront un rôle central dans ce contexte.

 

Photo de bannière: Les étudiants du programme Heritage Carpentry and Joinery du Collège Algonquin à Perth (Ont.) apprennent non seulement à conserver les boiseries historiques, mais aussi, comme on le voit sur cette photo, à reproduire les moulures et les menuiseries traditionnelles. Photo: Collège Algonquin.