Une culture de diligence : les enseignements du mouvement en faveur des textiles écologiques
Les changements climatiques attirent de plus en plus l’attention à l’échelle mondiale, ce qui a permis à plusieurs de réfléchir au développement durable sous bien des facettes. La préservation du patrimoine permet d’ailleurs d’aborder le problème sous un angle unique, compte tenu de son rôle de protecteur des biens vieillissants. Or, il y a matière à croissance et à apprentissage auprès des mouvements qui gravitent autour du nôtre.
Si les spécialistes du patrimoine cherchent à trouver leur place dans la lutte contre les changements climatiques, certains autres secteurs ont mis au point des stratégies de développement durable très intéressantes. La mode durable, par exemple, est le fer de lance d’un mouvement de réutilisation et de restauration en plein essor. Si le mouvement touche toute une série de disciplines, du textile à l’électronique en passant par l’automobile, ce sont les fabricants de vêtements qui suscitent un intérêt culturel de grande portée sur notre façon de consommer et de disposer des biens matériels.
Les artistes, les concepteurs, les fabricants, les chercheurs et les éducateurs du secteur du textile sont en train de remettre en question une mentalité culturelle ancrée dans le consumérisme. En insistant sur les comportements et les relations que les individus entretiennent avec leurs vêtements, ils mettent en lumière la phase intermédiaire de la vie des objets, au-delà de la consommation et des déchets. Parmi les modes de défense contre la trajectoire actuelle, on peut citer le fait d’acheter des articles d’occasion et des articles durables de qualité en moins grand nombre, mais l’une des stratégies les plus convaincantes consiste à prolonger la vie des articles que l’on possède déjà en les réparant, en les modifiant et en les utilisant consciencieusement.
Les facteurs qui sous-tendent le mouvement en faveur des textiles écologiques reflètent les problèmes liés à l’environnement : fortes émissions de carbone (de la production aux déchets en passant par l’utilisation), utilisation intensive des ressources, modes de consommation insoutenables et quantités considérables de déchets. Nous avons beaucoup à apprendre des méthodes créatives utilisées par les spécialistes du textile pour s’attaquer à ces enjeux. Il est possible d’établir un dialogue avec ce mouvement et son approche de réutilisation comme acte de diligence.
L’art de l’utilisation (Craft of Use)
Un enjeu clé dans la conversation sur le patrimoine architectural et la durabilité concerne le privilège culturel de la nouveauté, et il se traduit par un marché de consommation grand public qui privilégie les bâtiments neufs et flamboyants au détriment de ceux qui ont résisté à l’épreuve du temps. Les efforts déployés pour « écologiser » l’industrie en soutenant l’approvisionnement en matériaux « durables » ou recyclés pour les nouvelles constructions ne permettent pas de s’attaquer aux facteurs culturels à l’origine de cette consommation problématique. Les spécialistes du textile ont également observé ce phénomène dans l’industrie de la mode, et des activistes comme Kate Fletcher s’efforcent d’élucider les biais culturels envers les nouveaux vêtements.
Fletcher est une auteure, professeure de recherche et activiste du design vivant au Royaume-Uni. Elle a publié de nombreux ouvrages et articles autour de la mode, des textiles et du développement durable. Ses travaux sont largement reconnus pour leur contribution aux discussions et à l’enseignement sur les textiles dans le cadre des changements climatiques. En tant que professeure en développement durable, en design et en mode au Centre for Sustainable Fashion de l’Université des Arts de Londres, elle est à l’origine de l’initiative sur l’art de l’utilisation (Craft of Use). À l’aide de techniques de recherche ethnographique, elle se penche sur les pratiques et les techniques d’utilisation des vêtements, et propose d’autres façons de concevoir les relations entre les personnes et les biens matériels. Dans son livre de 2016 intitulé, Craft of Use : Post-Growth Fashion, Fletcher nous invite à envisager nos décisions quotidiennes en matière de vêtements comme des processus de pensée politique, elle écrit :
« L’utilisation durable est un affront à la société de consommation, une insulte à la culture du jetable. C’est une mode qui s’inscrit dans une réalité où l’on choisit de “vouloir ce que l’on a” et où l’on profite du pouvoir, de l’imagination et des possibilités que cela représente ».
Elle conçoit l’utilisation non pas comme un acte d’achat immuable, mais comme un processus d’apprentissage et de développement de nouvelles compétences permettant de prolonger la durée de vie des biens dont nous disposons. Ce mode de pensée fait des vêtements des outils d’action et d’évolution à partir desquels il est possible d’améliorer le caractère durable des produits.
L’événement Craft of Use organisé par le London College of Fashion en 2014 proposait un atelier dans lequel les participants étaient invités à découvrir l’art de l’utilisation en réparant, modifiant ou rallongeant les poches de leurs vêtements, de manière à encourager un nouveau cycle de consommation mieux adapté à leurs besoins. Le principe de base de cette démarche est que nos biens matériels renferment des sources de contentement inexploitées, et que nous devons simplement faire preuve de créativité dans la manière dont nous les utilisons.
Le travail de Fletcher démontre que le débat sur les textiles durables est de plus en plus axé sur les relations entre les individus et les biens matériels. Mais comment la conservation du patrimoine peut-elle intégrer cette rhétorique dans sa propre approche des changements climatiques et du développement durable?
Une pratique harmonieuse
La recherche a démontré que la réutilisation architecturale joue un rôle clé dans la poursuite des objectifs du Canada en matière de changements climatiques, en permettant de tirer parti de l’énergie grise et en évitant l’impact des nouvelles constructions. Pourtant, la réutilisation des bâtiments est loin d’être systématique. Le secteur et le marché du développement immobilier canadien (de l’aménagement municipal aux acheteurs de propriétés, en passant par les secteurs de la conception et de la construction) privilégient les nouvelles constructions, dont l’impact carbone et environnemental est plus lourd que celui de la réutilisation architecturale. La construction de nouveaux bâtiments est la solution du moindre effort, et les anciens bâtiments sont inutilement délaissés, y compris les bâtiments patrimoniaux.
Malgré les études et les données probantes du secteur patrimonial, l’argument de la réutilisation n’a pas l’impact souhaité sur les groupes prioritaires. En examinant les stratégies de transformation culturelle véhiculées par le mouvement des textiles écologiques, la préservation du patrimoine semble avoir du mal à établir un lien émotionnel entre la réutilisation architecturale et la vie quotidienne des consommateurs.
La réalisation la plus marquante du mouvement en faveur des textiles écologiques est la diffusion des projets de sensibilisation du public, et le développement des compétences en matière de réutilisation et de réparation des vêtements. Le message circule grâce aux réseaux de réparation et de raccommodage (Repair Acts), aux plateformes de partage de compétences (Visible Mending Programme), aux ressources numériques et imprimées (Mending Matters de Katrina Rodabaugh), aux cours (Creative Mending, North House Folk School), etc. Certaines initiatives sont le fruit d’une passion individuelle, tandis que d’autres découlent de la recherche et de l’industrie. Dans tous les cas, les professionnels du textile et les particuliers sont informés de la nécessité de bien utiliser les biens par différents canaux, ce qui les pousse à reconsidérer la tendance à se débarrasser de leurs biens vieillissants, démodés, désuets ou usés. Bien que la dimension et la facilité rattachées à la réutilisation des vêtements, par rapport aux bâtiments, contribuent à rendre les pratiques de réutilisation accessibles dans la vie quotidienne, les principes qui sous-tendent ce mouvement peuvent être étendus à l’environnement bâti qui est au cœur de la vie domestique et de la communauté.
La préservation du patrimoine peut-elle faire prendre conscience de l’importance de la réutilisation des bâtiments de façon similaire? Les spécialistes du patrimoine sont particulièrement conscients de la valeur des biens de seconde main, et peuvent s’appuyer sur ce discours et sur l’idée reçue de raviver certaines compétences afin de défendre d’autres idées sur les relations entre l’homme et l’environnement bâti. Si nous pouvons apprendre quelque chose de nos pairs férus de textiles, c’est que les moments d’ingéniosité matérielle peuvent servir de « petites leçons pour changer les choses », comme le dit Kate Fletcher. Pour faire évoluer les modes de valorisation et d’entretien des bâtiments patrimoniaux, il faudra prêter attention aux interactions quotidiennes entre les individus et leurs espaces de vie et de travail. Plus que jamais, il est nécessaire de faire appel à des valeurs d’autosuffisance, de conscience et d’engagement consciencieux avec le monde matériel, pour faire de la réutilisation une pratique courante au quotidien.
Pour en savoir plus sur Kate Fletcher et le projet Craft of Use, visitez les sites www.katefletcher.com ou www.craftofuse.org.