Pour en finir avec l’obsolescence : faire face aux obstacles afin d’accélérer la réutilisation des bâtiments au Canada

Lorsque Natalie Voland, présidente de Quo Vadis – Gestion Immobilière à Montréal, a contacté des banques dans le but de financer ses premiers projets de réutilisation de bâtiments du patrimoine, elle s’est vite heurtée à un mur. « Les banques doivent pouvoir associer quatre à dix propriétés comparables pour que leurs formules de prêt fonctionnent, explique Voland. Les bâtiments du patrimoine sont souvent tellement uniques que ça devient difficile, alors les banques ne vous offrent pas d’argent. » Même lorsqu’elles envisagent le financement de tels projets, les banques n’offrent habituellement qu’un rapport prêt/valeur de 50 % de la valeur de la propriété. Une propriété de 3 millions $ avec 4 millions $ de coûts de rénovation ne recevra donc qu’un prêt de 1,5 million $; les autres 5,5 millions $ nécessaires pour couvrir les frais d’achat et de rénovation devront être trouvés ailleurs. Bienvenue dans le monde difficile de la mise en valeur du patrimoine… ce qui est vrai même pour une entreprise à vocation sociale.

« Réduire, réutiliser, recycler » est un mantra qui nous accompagne depuis des décennies, et un nombre croissant de preuves nous montrent que « le bâtiment le plus vert est celui qui existe déjà ». Néanmoins, la réhabilitation est encore ardue et fait face à des obstacles tels que les enjeux financiers auxquels Natalie Voland a été confrontée. Il est bien plus facile de démolir et de repartir à neuf. Mais pourquoi? Des études internationales ont examiné les meilleurs incitatifs visant à encourager les initiatives de réhabilitation du patrimoine; cependant, très peu se sont penchées sur les obstacles sous-jacents aux activités de réutilisation adaptative. C’est particulièrement vrai au Canada. L’étude menée par la Fiducie nationale en 2014, Mesures financières visant à encourager la mise en valeur du patrimoine, présentait un résumé des facteurs dissuasifs à la réutilisation, mais nous savions qu’il nous fallait aller plus loin. Quels sont les obstacles clés qui freinent l’industrie? Quels changements systématiques et culturels sont nécessaires pour faire de la réutilisation du patrimoine la norme au niveau de l’industrie? Au niveau national?

Publié en novembre dernier, le rapport de la Fiducie nationale, Faire de la réutilisation la nouvelle norme – accélérer la réutilisation et la rénovation de l’environnement bâti au Canada, découle du constat que, afin de régler ces problèmes, il nous fallait d’abord dresser la carte du système de mise en valeur actuel et mettre en lumière les obstacles clés. Nous avons constaté qu’il existe quatre grandes catégories d’obstacles.

 

  1. Des obstacles culturels – Les attitudes et les pratiques privilégient « le neuf »

À lui seul, Ivan Beljan, de Beljan Developments, est en train de changer radicalement la scène du développement à Edmonton en transformant de petits bâtiments patrimoniaux modestes, leur ajoutant de façon judicieuse des terrains intercalaires jusqu’à obtenir un effet catalyseur sur des îlots urbains entiers. « Les promoteurs immobiliers locaux font le même travail depuis des générations; ils ont une formule facile et un modèle financier qui fonctionne. Ils ne sentent pas le besoin d’avoir un nouveau modèle », Beljan remarque. Beljan est né à Edmonton et y a grandi, mais il passé plusieurs années en Europe, ce qui a changé son point de vue. « Ça n’a pas encore de sens pour les promoteurs locaux de se concentrer sur les bâtiments anciens. Leur modèle a toujours été d’acheter des propriétés pour les démolir et changer. »

La réhabilitation du Tipton Investment Building (1914) par Beljan Development dans le quartier animé de Old Strathcona à Edmonton, consistait à déplacer le bâtiment historique sur le côté pour créer une ruelle de style funky donnant accès à un ajout commercial à l’arrière. Photo: Jim Dobie.

Un rapport de recherche confirme que l’expérience de Beljan n’est pas unique en son genre. L’industrie canadienne de l’aménagement et de la construction mise dans une grande mesure sur la construction de nouvelles structures. Les acteurs de l’industrie ne développent pas les compétences nécessaires pour évaluer adéquatement les bâtiments existants dans une optique de réutilisation. Ce manque d’expertise oriente les décisions d’investissement des banques, influence le mentorat offert à la prochaine génération de travailleurs et crée un cycle de démolition suivie de nouvelles constructions qui s’autoperpétue.

Le marché de consommation et la culture de l’obsolescence qui est enracinée aujourd’hui jouent aussi un rôle important. Des bâtiments sont abandonnés parce qu’il est facile de le faire, et les consommateurs continuent de privilégier les choses neuves et le « progrès » qu’elles dénotent plutôt que la réutilisation. Des maisons familiales bien conçues sont démolies pour en construire de plus grandes, souvent avec des matériaux de moins bonne qualité et moins durables. Il n’y a généralement pas de gain d’intensification qui permette de justifier la démolition et le remplacement. Au bout du compte, tous les Canadiens subissent les coûts environnementaux qui découlent de décisions prises pour des propriétés individuelles; à l’avenir, tous feront face au défi de devoir adapter ces maisons qui ne sont pas durables.

 

  1. Des obstacles physiques ou techniques

Alors que l’industrie de l’aménagement est favorable aux nouvelles constructions, les pratiques et les produits de construction contemporains sont employés de façon inadéquate sur les anciens bâtiments, donnant de mauvais résultats. Le savoir qu’apportent des experts-conseils en patrimoine et des artisans est limité et souvent concentré dans les régions métropolitaines de Vancouver, Montréal, Toronto et Ottawa. Qu’arrive-t-il lorsque des propriétaires ont besoin de l’avis d’experts en région rurale à Terre-Neuve, par exemple?

Le promoteur John Norman, de Bonavista Living à Terre-Neuve, affirme que les artisans avec lesquels il collabore dans la région de Bonavista ont travaillé dur pour préserver les compétences du patrimoine local de Terre-Neuve. « Il est très difficile de trouver ces compétences dans d’autres communautés ou villes de la province, même à St. John’s », explique Norman. « La plupart de nos artisans sont nés et ont grandi à Bonavista et ont été formés dans notre collège local qui offrait des cours de charpenterie patrimoniale il y a environ 15 ans. Nous recherchons désormais des charpentiers certifiés de haut niveau de compétence et formons nous-mêmes les charpentiers pour la préservation du patrimoine, en l’absence de toute formation officielle dans ce domaine. » Il s’agit d’un obstacle caché à travers tout le pays : les propriétaires de bâtiments font appel à des gens de métier qui, en réalité, n’ont pas les compétences nécessaires.

La maison George Templeman (61, rue Church) à Bonavista, à Terre-Neuve-et-Labrador, construite en 1872, a été vacante pendant de nombreuses années et a été soigneusement réhabilitée par Bonavista Living en 2016. Elle abrite maintenant le Boreal Diner & Broken Books.

 

L’entretien reporté accumulé est une autre sorte de menace qui peut empêcher la réutilisation du patrimoine. C’est ce qui entraînera peut-être la disparition de la superbe Église Sainte-Marie à Church Point en Nouvelle-Écosse. Érigée en 1905 par 1 500 bénévoles de la région, c’est la plus grande église en bois d’Amérique du Nord (plus haute que la Statue de la Liberté!); chacune de ses colonnes de 70 pieds dans la nef ont été taillées dans des arbres des environs. Vu le montant de 3 000 000 $ pour faire les réparations actuellement requises (dont corriger des dommages à l’intérieur du bâtiment, causés par des infiltrations d’eau au niveau du toit), le diocèse catholique local a informé les bénévoles de la région qu’ils ont jusqu’à 2021 pour amasser les fonds nécessaires, sans quoi l’église sera démolie.

Un autre défi est le nombre illimité de permis de démolition dans les municipalités canadiennes. Et ils sont peu coûteux : un permis de démolition pour une maison de 1 500 pieds carrés à Calgary coûte aussi peu que 337,79 $. À Montréal, ce coût peut grimper jusqu’à 1 200 $ — mais ce montant est-il suffisamment élevé pour influencer les décisions relatives à l’option de réhabilitation? Les coûts de démolition et les frais de décharge dans les sites d’enfouissement sont très bas, alors que l’espace dans les sites d’enfouissement devient limité.

 

 

Le Minchau Blacksmith Shop, Edmonton, Alb. Inscrit sur la liste des lieux menacées de la Fiducie nationale en 2018, il a été démoli en septembre 2020 – victime d’un zonage parcellaire et d’un manque de financement.

 

  1. Des obstacles d’ordre règlementaire

Il y a une grande variété de défis d’ordre règlementaire, notamment la concurrence entre la réutilisation de bâtiments et d’autres priorités gouvernementales (par exemple, la santé publique, les transports, le stationnement), ainsi que des obstacles d’adaptation dans les codes du bâtiment qui suivent de nouvelles formules de construction et dissuadent les autorités chargées de la règlementation de trouver des solutions originales.

Démoli en septembre dernier, le Minchau Blacksmith Shop à Edmonton (Alberta) a été victime d’un potentiel de développement excessif et d’une législation provinciale sur le patrimoine imparfaite. Bâti en 1925, ce bâtiment industriel en brique d’un étage était l’une des dernières structures rappelant une époque au cours de laquelle Old Strathcona était en pleine expansion. Le quartier historique connaît maintenant une pression de développement sans précédent. Des représentants de la Ville ont négocié avec le propriétaire pendant trois ans, sans succès, pour essayer d’incorporer le bâtiment à un nouveau développement; ils avaient peu de pouvoir puisque le site avait fait l’objet, en 1987, d’un zonage parcellaire permettant d’y construire – de façon aberrante – des bâtiments pouvant aller jusqu’à 12 étages. La Ville d’Edmonton était aussi gênée par la Alberta Historic Resource Act, qui (contrairement à la législation dans la plupart des autres provinces) exige des municipalités qu’elles dédommagent les propriétaires de bâtiments pour des pertes de valeur de développement lorsqu’elles procèdent à une désignation patrimoniale sans le consentement des propriétaires. Cette loi controversée, bien que conçue pour protéger les droits des propriétaires, a créé encore davantage d’obstacles au développement d’une attitude positive à l’égard des désignations patrimoniales et des réutilisations innovantes.

 

  1. Des obstacles économiques et des obstacles associés au marché

Les défis liés au financement de projets de réutilisation du patrimoine et de bâtiments existants sont abordés de façon générale dans le rapport, tout comme l’absence d’incitatifs fiscaux appréciables qui permettent une transformation (tels que ceux qui ont transformé le marché aux États-Unis).

L’augmentation de l’impôt foncier s’avère un défi de taille, particulièrement dans des villes comme Toronto, où la croissance rapide de la valeur des terrains (basée sur un usage optimal par un réaménagement en faveur de grands immeubles) va de pair avec des évaluations foncières qui montent en flèche. Un exemple qui a été médiatisé récemment est le 401, Richmond, à Toronto, un incubateur bien connu d’entreprises à vocation sociale. Malgré sa valeur sociale largement reconnue, les occupants ont presque été chassés de leur propriété par une taxe foncière hors de contrôle. Les taxes de cette propriété sont passées de 446 689 $ en 2012 à 846 211 $ en 2017 et devaient atteindre la somme exorbitante de 1 286 800 $ en 2020. En 2018, la Ville de Toronto a institué une organisation de solution fiscale spécialisée en taxe foncière, expressément pour les espaces artistiques communautaires comme le 401, Richmond. Toutefois, le problème plus vaste demeure et entraîne la démolition prématurée de bâtiments anciens.

Alors, quelle est la prochaine étape du projet de la Fiducie nationale Faire de la réutilisation la nouvelle norme?

Un Sommet des promoteurs et développeurs aura lieu prochainement afin de tester et parfaire nos hypothèses conjointement avec les personnes qui dessinent les plans, investissent de l’argent et démolissent les bâtiments.

Le gouvernement fédéral canadien vise la carboneutralité d’ici 2050; une réutilisation innovante des bâtiments devra dorénavant faire partie de toute stratégie. Nous voulons que des objectifs de réutilisation de constructions durables soient pris en compte dans le budget fédéral de 2021 pour aider à stimuler la réutilisation des bâtiments patrimoniaux, ainsi que de voir du support pour la réutilisation des bâtiments dans toutes les plateformes de partis lors des prochaines élections fédérales.

Nous devons faire de la réutilisation la nouvelle norme.