Les plus grandes pertes en 2021 selon la Fiducie nationale — 2e partie

Vu les incendies criminels et les feux de forêt, l’augmentation de la valeur des terrains, le développement industriel et les besoins en matière de logement, la période actuelle s’avère dangereuse pour les bâtiments anciens et le paysage patrimonial au Canada.

Trop souvent, les lieux patrimoniaux disparaissent tout juste après avoir brièvement fait l’objet de l’attention des médias. Quels facteurs ont contribué à leur destruction? Y a-t-il des leçons à tirer à plus grande échelle? La liste des plus grandes pertes de la Fiducie nationale constitue une occasion de présenter l’histoire de certains de ces lieux avant qu’elle ne s’efface de notre mémoire. Elle permet aussi de mettre en lumière des enjeux systémiques qui, avec un peu de chance, susciteront des débats et entraîneront des changements à l’échelle nationale.

Lorsque nous avons commencé à examiner les lieux disparus avec l’idée de constituer cette liste, nous avons constaté avec tristesse que nous ne manquerions pas de choix. Ne serait-ce qu’au Québec, 82 lieux patrimoniaux ont été détruits dans la province en 2021, selon une liste dressée en janvier dernier par un groupe d’activistes, d’universitaires et de planificateurs. Ces lieux comprennent plus de 50 maisons, deux ponts couverts, ainsi que des moulins, des gares et des églises, dont 23 ont été perdus, de façon alarmante, à cause d’incendies criminels. Voici donc les six premiers sites retenus par la Fiducie nationale à titre des plus importantes pertes de 2021. Aucunement exhaustive, cette liste, qui parcourt le Canada d’ouest en est, présente un vaste éventail de « types » de lieux patrimoniaux disparus au cours de la dernière année. Ne manquez pas la 1ere partie des plus grandes pertes en 2021 selon la Fiducie nationale dans le dernier numéro de Locale.

 

Lytton Chinese History Museum (145, Main Street à Lytton, en Colombie-Britannique)

Le Lytton Chinese History Museum était situé sur un site patrimonial désigné par la province.

Pourquoi ce lieu est-il important? Le Lytton Chinese History Museum renfermait une vaste collection d’artéfacts témoignant de l’histoire de la communauté chinoise dans la région du Fraser, en Colombie-Britannique. Ses archives et ses expositions retraçaient l’histoire de la ruée vers l’or le long du canyon du Fraser (1858-1860) et de la construction de la voie ferrée dans ce canyon, en plus de présenter les coutumes, mais aussi les difficultés auxquelles se sont heurtés les ouvriers chinois entre 1858 et 1928. Le musée a été fondé en 2017 sur un site patrimonial provincial où se trouvait auparavant la Lytton Joss House (bâtie en 1881 et démolie en 1928).

Dans quelles circonstances ce lieu a-t-il disparu? Le musée et la majorité de ce qui s’y trouvait ont été perdus lors des importants feux de forêt qui ont balayé Lytton le 30 juin 2021. En fait, 1 600 feux ont brûlé près de 8 700 kilomètres carrés dans la province, classant 2021 au 3e rang des pires saisons des feux jamais observées en Colombie-Britannique.

Suite à l’incendie qui a détruit le musée en juin 2021.

Enjeux systémiques en cause : Les changements climatiques sont responsables du nombre croissant de feux de forêt et d’événements météorologiques extrêmes. La réutilisation et la rénovation rapides du patrimoine bâti canadien représentent un élément clé pour atténuer les changements climatiques.

 

El Mirador Apartments (10 133 -108 St. à Edmonton, en Alberta)

Le style néo-espagnol unique d’El Mirador n’était comparable à rien d’autre à Edmonton. Crédit photo: Glen Bowe

Pourquoi ce lieu est-il important? Construit en 1935, cet immeuble d’appartements de style Renaissance espagnole était bien connu dans le centre-ville d’Edmonton, auquel il conférait un caractère particulier évoquant l’architecture du sud de la Californie. Avec ses toits de tuiles rouges, ses passages en forme d’arche et ses escaliers en colimaçon, la cour commune du bâtiment était un lieu de rencontre populaire pour les résidents et les membres de la communauté, qui comptaient plusieurs personnes impliquées dans le domaine des arts et de la culture.

Dans quelles circonstances ce lieu a-t-il disparu? Devenu une cause de préservation de grande notoriété dans un secteur du centre-ville où se trouvent de nombreux stationnements extérieurs, l’immeuble El Mirador était menacé depuis plusieurs années vu le potentiel de développement de son terrain. Un bouteur l’a rasé le 20 octobre 2021 pour faire place à un énorme aménagement commercial et résidentiel comprenant des tours de 35 et de 45 étages.

Enjeux systémiques en cause : Les pressions exercées par le développement. Il faut adopter davantage de mesures incitatives en faveur du patrimoine pour compenser la perte de possibilités de développement et pour améliorer la rentabilité des bâtiments existants.

 

Saskatchewan Hospital North Battleford (North Battleford, en Saskatchewan)

Crédit photo: Silverado Demolition inc.

Pourquoi ce lieu est-il important? Construit entre 1911 et 1913, le Saskatchewan Hospital North Battleford a été le premier hôpital psychiatrique en Saskatchewan. À une certaine époque, il hébergeait 4 000 patients. Situé sur une propriété de 2 250 acres qui donne sur la rivière North Saskatchewan, le complexe hospitalier (principalement en brique) comprenait la bâtisse principale de 23 300 m2 (ou 250 000 p2) construite sur deux étages, le bâtiment correctionnel, l’immeuble réservé à la réadaptation des travailleurs, les dortoirs, des granges, une douzaine de petites maisons, des serres et d’autres bâtiments, le tout sur un site boisé pittoresque.

Dans quelles circonstances ce lieu a-t-il disparu? Un nouvel hôpital d’une valeur de 400 millions de dollars a été bâti sur un site voisin. Son ouverture en mars 2019 a coïncidé avec la fermeture définitive du premier complexe. Pendant seulement trois semaines, en août 2019, des propositions visant la réutilisation du complexe ont pu être soumises au gouvernement de la Saskatchewan. Faute de soumissionnaires, la décision de démolir le complexe a été prise. La Battlefords North West Historical Society a lancé une campagne pour sauvegarder une portion de la façade du bâtiment principal; toutefois, les fonds nécessaires n’ont pas pu être amassés. La démolition a débuté en avril 2021 et s’est échelonnée sur plusieurs mois (visionner les vidéos de la démolition). Quelques éléments architecturaux ont été préservés dans l’intention de les incorporer dans une « promenade patrimoniale » sur le site. La seule construction épargnée est une modeste chapelle, bâtie par un patient à partir de pierres ramassées dans les champs de la ferme de l’hôpital.

Enjeux systémiques en cause : Une faible capacité de réutilisation adaptée à de nouveaux besoins et un calendrier serré. La réutilisation et la rénovation rapides du patrimoine bâti canadien représentent un élément clé pour atténuer les changements climatiques. Il faut adopter davantage de mesures incitatives dans le domaine du patrimoine, en particulier au niveau fédéral.

 

Dominion Wheel and Foundries Company (153 à 185, Eastern Avenue à Toronto, en Ontario)

La démolition des bâtiments de Dominion Foundry a commencé le 18 janvier 2021. Crédit photo: Matthew Cornett (NOW Toronto)

Pourquoi ce lieu est-il important? Les cinq bâtiments de la Dominion Wheel and Foundries Company ont été construits par Canadian Northern Railway entre 1912 et 1953. Cet ensemble d’édifices industriels patrimoniaux, situé dans West Don Lands dans le secteur est du centre-ville de Toronto, faisait partie d’un plus grand complexe où l’on construisait du matériel ferroviaire, de l’équipement roulant et de la machinerie. Les bâtiments de la Dominion Wheel and Foundries Company sont le reflet d’un pan important de l’histoire de Toronto, alors que la ville était un centre de fabrication, ce qui tend à changer avec l’embourgeoisement et le développement excessif. En 2004, le site a été ajouté au registre des propriétés patrimoniales de la Ville de Toronto.

Dans quelles circonstances ce lieu a-t-il disparu? En octobre 2020, le gouvernement provincial de l’Ontario a émis un arrêté de zonage du ministre, annulant ainsi le zonage établi par la Ville, afin de permettre la construction de tours résidentielles, devant inclure 30 % de logements locatifs abordables. Sans préavis, le gouvernement provincial a commencé la démolition des cinq bâtiments patrimoniaux de la Foundry le 18 janvier 2021. Après que plusieurs bâtiments eurent été endommagés, les travaux se sont arrêtés le 21 janvier à la suite de manifestations et d’une injonction judiciaire initiée par le conseiller municipal et une coalition de citoyens. En août 2021, avant qu’une audience judiciaire planifiée ait lieu, le gouvernement provincial et la Ville ont annoncé un accord : trois bâtiments seront conservés et deux seront démolis au sein du projet d’ensemble résidentiel.

Enjeux systémiques en cause : Les pressions exercées par le développement. La réutilisation et la rénovation rapides de l’environnement bâti canadien représentent un élément clé pour atténuer les changements climatiques.

 

Club Super Sexe (696, rue Sainte-Catherine Ouest à Montréal, au Québec)

Crédit photo: Guilhem Vellut

Pourquoi ce lieu est-il important? Ouvert en 1978, le Club Super Sexe avec son enseigne de néon emblématique (qui grimpait sur plusieurs étages de la façade) était bien connu sur la très fréquentée rue Sainte-Catherine, autrefois l’un des quartiers chauds les plus renommés d’Amérique du Nord. L’enseigne osée, sur laquelle figuraient trois femmes en bikini noir, talons aiguilles et capes rouges de super héros, était une preuve durable de l’identité culturelle riche et joyeusement contradictoire de Montréal.

Dans quelles circonstances ce lieu a-t-il disparu? Le Club Super Sexe a fermé ses portes en 2017 et a été laissé à l’abandon, malgré des rumeurs de plans de revitalisation. La tristement célèbre façade de néon est demeurée sur place même après la fermeture du club, et un nouveau commerçant devait emménager. Le 30 octobre, l’immeuble historique a été détruit par un incendie (présumé criminel) qui a débuté dans le bâtiment vacant voisin. Malheureusement, l’enseigne a aussi été détruite par l’incendie qui a ainsi emporté un élément important de l’histoire de Montréal.

Enjeux systémiques en cause : Démolition pour cause de négligence, le bâtiment étant plus vulnérable à un incendie criminel.

 

Manoir Taschereau (Sainte-Marie, au Quebec)

Pourquoi ce lieu est-il important? Bâti entre 1809 et 1811 dans le style palladien anglais, le Manoir Taschereau a été classé propriété patrimoniale par le gouvernement du Québec en 1978. Monument imposant et grandiose, le manoir a été la demeure de plusieurs générations de Taschereau, l’une des premières familles à s’être établie en Beauce. Le bâtiment était l’un des derniers vestiges de l’époque seigneuriale dans la région. Il a servi de chambre d’hôtes pendant plusieurs années.

Dans quelles circonstances ce lieu a-t-il disparu? Endommagé par une inondation en avril 2019, le Manoir Taschereau est resté à l’abandon jusqu’à ce qu’il soit abimé encore davantage lors d’un catastrophique incendie criminel en février 2021. Par la suite, il a été jugé irréparable et démoli, malgré le tollé suscité par cette décision dans la région.

Enjeux systémiques en cause : Démolition pour cause de négligence, le bâtiment étant plus vulnérable à un incendie criminel.

 


Enjeux systémiques : les histoires des plus grandes pertes 

Certains de ces lieux patrimoniaux ont disparu en 2021 simplement à cause d’accidents tragiques, comme c’est le cas du très apprécié Keno Hotel, consumé par les flammes. Néanmoins, la plupart de ces lieux sont devenus vulnérables à cause d’une combinaison de défis manifestes et d’enjeux systémiques sous-jacents. Voici, en bref, quelques enjeux clés dont s’occupe la Fiducie nationale :

  • Les pressions exercées par le développement – Les possibilités de développement des terrains (particulièrement dans les zones urbaines) dépassent maintenant souvent la valeur des bâtiments qui s’y trouvent — un reflet des distorsions économiques, parmi lesquelles se trouve le zonage. Par ailleurs, le Canada se classe au premier rang en matière de volume de déchets par habitant, entre autres parce que son système fiscal et son système de planification dévaluent les bâtiments existants et favorisent une obsolescence prématurée. Les gouvernements et la population du Canada ne reconnaissent toujours pas que l’on peut miser sur le contenu carbonique et les ressources naturelles dans les bâtiments existants pour lutter contre les changements climatiques.
  • Le patrimoine culturel autochtone – Les systèmes de gestion du territoire et du patrimoine actuels ne permettent pas aux Premières Nations de prendre toutes les décisions concernant leurs territoires traditionnels. Il reste beaucoup à faire afin de mettre en œuvre la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), adoptée par le Canada en 2016. Par exemple, l’article 11 de la DNUDPA énonce que « [l]es peuples autochtones ont le droit d’observer et de revivifier leurs traditions culturelles et leurs coutumes. Ils ont notamment le droit de conserver, de protéger et de développer les manifestations passées, présentes et futures de leur culture, telles que les sites archéologiques et historiques […] ».
  • La démolition pour cause de négligence – Ce problème est lié à plusieurs facteurs : les freins au réemploi des bâtiments, présents tant au niveau fiscal que dans les codes du bâtiment ou encore, dans les systèmes de planification; des règlements administratifs inefficaces quant à l’entretien des propriétés; le parti pris de l’industrie de la construction pour les nouvelles constructions; le manque de travailleurs et d’experts qualifiés qui comprennent les besoins des vieux bâtiments et savent limiter les risques; et un soutien financier (ou une élimination de freins) inadéquat à l’intention des propriétaires qui cherchent des moyens d’adapter la fonction des bâtiments.
  • Des outils financiers inadéquats pour soutenir la réutilisation des lieux patrimoniaux – Au Canada, il manque d’outils financiers robustes qui permettent de sauvegarder les propriétés patrimoniales et de leur trouver de nouvelles fonctions. Depuis des décennies aux États-Unis, le Federal Historic Rehabilitation Tax Credit et les crédits offerts par les États ont cherché à compenser l’avantage économique en faveur du cycle démolition/nouvelle construction. Les outils de mesure du carbone et les crédits relatifs à l’énergie intrinsèque ne sont pas pris en compte dans le régime de tarification de la pollution causée par le carbone du Canada. Un système de mesures incitatives à l’intention des propriétaires qui veulent protéger leurs propriétés patrimoniales — un système qui pourrait s’apparenter au Programme des dons écologiques lancé en 1995 et qui vise les terres écosensibles — reste à développer au pays.