L’avenir inscrit dans la pierre : art rupestre et messages contemporains à Áísínai’pi/Writing-on-Stone, site du patrimoine mondial de l’UNESCO
Le nom des Pieds-Noirs de Writing-on-Stone dans le sud de l’Alberta est Áísínai’pi (prononcé A SIN ay bi). Martin Heavy Head, un aîné de la Nation des Pieds-Noirs Kainai, dit que la traduction littérale, « c’est écrit », peut être trompeuse. Ce terme implique un document fixe, comme un texte religieux. Áísínai’pi est un site récemment inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, situé dans le sud-est de l’Alberta, à proximité de la frontière américaine. Il renferme des milliers d’images gravées et ocres formant la plus importante concentration d’art rupestre autochtone au Canada. L’aîné Heavy Head préfère interpréter le nom de la localité des Pieds-Noirs comme suit : « lieu où les choses sont en train d’être écrites ». Ce qui est écrit dans la pierre est loin d’être figé : Áísínai’pi est une archive spirituellement vivante, dont les messages évoluent sans cesse pour tous ceux qui la visitent.
Dans le cadre d’une requête conjointe visant à obtenir le statut de site du patrimoine mondial de l’UNESCO, les conseillers spirituels de Kanai ont précisé ceci : « l’art rupestre, les Êtres sacrés et les traditions que nous perpétuons à Writing-on-Stone/Áísínai’pi nous permettent de nous représenter notre avenir ». Cette même volonté de voir ce qui se profile à l’horizon a inspiré au moins 3 000 ans de pèlerinages dans une vallée de champs de cheminées de fées bosselées et d’imposantes parois rocheuses le long des basses et ondulantes collines d’herbe environnantes. Les peuples autochtones de la région ont étudié un ensemble évolutif de symboles qui auraient été sculptés par des oiseaux ou d’autres messagers spirituels. Quelques scènes annoncent des embuscades ou l’emplacement d’ennemis susceptibles d’encourager ou de dissuader les expéditions guerrières. Tandis que des scènes animalières révèlent l’emplacement de troupeaux de bisons ou de chevaux errants, d’autres scènes le long de ce tronçon de la rivière Milk soulignent les relations écologiques et ouvrent des fenêtres spirituelles personnalisées sur l’avenir.
Les archéologues ont recensé 149 sites d’art rupestre comptant 247 panneaux (parois rocheuses), lesquels affichent plusieurs milliers d’images individuelles. Près de 10 % de l’art rupestre autochtone du Canada se trouve à Áísínai’pi, le long d’un tronçon de 17 km d’eau boueuse descendant vers le sud, dans le Montana, puis vers le Mississippi. Les dalles verticales en grès sont recouvertes de pétroglyphes taillés à l’aide d’outils faits de pierre ou d’os et de pictogrammes dessinés au doigt à l’aide d’ocre rouge mélangé à de la graisse ou à du sang d’animaux.
Les éléments artistiques les plus courants sont les humains, les bisons, les élans, les cerfs, les huards, les hiboux, les chiens et les siffleurs dorés stylisés. Les chevaux figurent en bonne place dans l’art rupestre le plus récent, à une époque où la domestication par les Européens a révolutionné la vie dans les prairies. Certains panneaux indiquent le nombre de chevaux volés ou d’ennemis tués, car ils sont liés à la bravoure et aux exploits accomplis au cours des batailles.
Pourquoi les gens reviennent-ils à cet endroit précis depuis des générations? La plus mémorable expérience de l’aîné Heavy Head à Áísínai’pi permet de comprendre ce que les archéologues et les visiteurs ont appris à apprécier.
L’aîné explique qu’au milieu et à la fin du XIXe siècle, les lois et traités du gouvernement fédéral interdisaient aux peuples autochtones de se rendre sur le site d’Áísínai’pi. À l’époque, un « agent des Indiens » pouvait autoriser les habitants à sortir des réserves, mais il était rare qu’il leur donne l’autorisation de se rendre sur les sites sacrés. Toutefois, les histoires orales ont permis de garder le site vivant. Au cours des années 2000, dans un effort pour réintégrer les lieux, les anciens de Kainai ont organisé de nouvelles cérémonies, dont l’une a permis à l’aîné Heavy Head de se retrouver au milieu d’un tipi à flanc de falaise, afin de commémorer un confrère. Un rayon de soleil transperça le tipi lorsqu’il tendit la main pour placer une plume sur la tête de son ami. C’est alors qu’un gigantesque coup de tonnerre retentit dans la vallée de grès et plongea l’auditoire dans la plus grande stupéfaction. Le gardien du savoir à la voix douce raconte l’histoire captivante parsemée de chansons et d’émotions. Cette expérience reste gravée dans le cœur de l’aîné Heavy Head.
Le site d’Áísínai’pi est une bizarrerie géologique constituée de murs de pierre et de tours rocheuses énigmatiques qui forment un panorama unique de splendeur visuelle et de fantasmagorie auditive. Les cheminées des fées, appelées matapiiksi dans la langue des Pieds-Noirs, ce qui signifie « le peuple », sont des colonnes de roches souples protégées par des calottes de schiste ou de siltite, plus dures. Les reliefs entonnent le son et se jouent de la lumière du soleil et des ombres qui serpentent à travers leurs courbes. Au-dessus des champs sinueux des cheminées des fées se dressent les dômes d’argile qui parsèment la vallée. On les appelle les huttes de l’esprit : les tipis ancestraux des héros culturels des légendes des Niitsítapi (nom collectif du peuple des Pieds-Noirs). Sous les cheminées de fées, au bord de l’eau, se trouvent des toiles de pierre, d’épaisses couches d’un grès très particulier qui, par chance, se fissure le long d’énormes failles droites.
Dans ce paysage à la fois étrange et magnifique, les gens pouvaient entendre les voix sifflantes de leurs ancêtres décédés dans les camps d’esprit : les vestiges fantomatiques des troupes tuées au combat. Si ces voix prononçaient le nom des visiteurs, ce serait présage d’une mort certaine dans les jours à venir. Kainai pense que les cheminées des fées sont des roches médicinales du fait que leurs formes humaines et animales renferment des esprits. Ces esprits et d’autres ont laissé des messages sur les murs. Cette expérience sensorielle trouve un écho dans la narration que fait l’aîné Heavy Head de son propre voyage à la redécouverte de Writing-on-Stone. « Entendre parler de cet endroit est une chose, dit-il, mais le voir et le ressentir en est une autre. »
Après des décennies de recherches archéologiques et d’histoires orales sur l’importance de la région, très peu de campements ont été répertoriés autour des panneaux d’art rupestre. Selon les récits racontés par les aînés à Roland Willcomb (ingénieur américain de métier mais écrivain poétique dans l’âme) dans les années 1920, il s’agit d’un lieu mystérieux où vivent les fantômes et non les vivants. La géographie permet d’expliquer cela.
À environ 25 km au sud de Writing-on-Stone se trouvent les collines Sweetgrass du Montana. Se dressant isolément dans les prairies, comme un vagabond fuyant les Rocheuses, les collines dominantes sont, pour les Pieds-Noirs, Katoyissiksi : le lieu de repos d’un héros culturel ayant libéré les bisons et rendu le monde sûr pour l’homme. Pendant des siècles, les familles visitaient les collines pour cueillir du bois et chasser le bison durant les rondes saisonnières. Áísínai’pi était une halte importante, quoique brève, sur la route des collines sacrées vers les aires d’hivernage situées près des montagnes de l’Alberta. Les archéologues et les premiers explorateurs, notamment le paléontologue George Sternberg en 1915, ont observé de nombreuses sépultures dans les cavités de grès qui parsèment le parc. La région constituait un lieu de repos physique et spirituel pour les ancêtres et les êtres surnaturels. À l’instar des cimetières et des églises modernes, Áísínai’pi peut être visité avec respect, mais n’est pas habité.
La volonté de continuer à accueillir des visiteurs est à l’origine de la protection du parc et du soutien de Niitsítapi à la demande de classement au patrimoine mondial de l’UNESCO, octroyée en 2019. Aux yeux de l’aîné Heavy Head, le statut international a été l’occasion de « prendre conscience de la présence des Pieds-Noirs ici depuis des milliers d’années ». C’est un message qu’il partage avec les étudiants du primaire à l’université de sa communauté. Les interprètes de langue des Pieds-Noirs continuent de raconter cette histoire aux visiteurs modernes, soit plus de 50 000 personnes par an en moyenne.
Aaron Domes et feu Jack Brink ont joué un rôle clé dans le processus de mise en candidature, pour le compte d’Alberta Parks et du Musée royal de l’Alberta. M. Brink a travaillé comme archéologue à Writing-on-Stone/Aísínai’pi durant plus de 40 ans. Il a loué la valeur archéologique de la région en tant que portail sur les esprits anciens, un avantage que très peu de sites peuvent offrir.
Avec sa sagesse prosaïque, M. Brink explique que les pictogrammes et les pétroglyphes du parc représentent les peurs, les désirs et le point de vue spirituel à travers lesquels les gens voyaient le monde. Les nombreuses publications de M. Brink démontrent que l’art rupestre véhicule des messages spirituels à des fins d’introspection lors de quêtes de vision personnelles ou d’interprétation aux masses par les chamans. Parmi les autres œuvres d’art, on peut relever les exploits de guerre ou les cibles de chasse dont la capture cérémonielle se traduisait par des succès dans la réalité. Cette hypothèse est renforcée par les pointes de flèches brisées et les douilles de balles que M. Brink a trouvées enfouies dans le sol, en dessous de ces images. Un sous-ensemble de l’art d’Áísínai’pi consiste en une communication abstraite avec des instructions incrustées : un ensemble de « mots » prototypiques (symboles géométriques et abstraits) qui auraient pu évoluer, au fil du temps, vers un langage écrit. Toutes ces dimensions de l’art rupestre, lorsqu’elles sont placées dans une géographie plus vaste, permettent aux contemporains d’apprécier toute la puissance des paysages culturels, ce qui s’est avéré être la pierre angulaire de la reconnaissance de l’UNESCO.
De la même manière que l’aîné Heavy Head insiste sur l’importance de ressentir la terre, Aaron Domes insiste sur l’importance de se rapprocher de l’écologie, de la géologie et de la culture à Writing-on-Stone. Il s’exprime avec la perspicacité d’un spécialiste de la gestion du patrimoine et d’un amateur de plein air qui apprécie la solitude des feux de camp au fond des coulées cachées. M. Domes pense que « tout le monde peut s’identifier à ce thème d’un paysage culturel. La connexion avec la terre a une véritable raison d’être et une grande valeur… Vous pouvez venir ici, avoir un sentiment d’éloignement et réfléchir à vos expériences. » Les visiteurs ont accès à tout un réseau de sentiers dans la vallée, peuvent camper sur les plaines à l’abri des peupliers deltoïdes, se baigner dans la fraîche rivière Milk et découvrir des œuvres d’art rupestre sous la conduite de guides interprètes Pieds-Noirs. M. Domes s’est efforcé de trouver un équilibre entre la préservation du parc, la facilitation des relations entre les touristes et la terre, et la renaissance des anciens rituels sous forme de nouvelles cérémonies autochtones : « c’est une façon de faire vivre le site. »
De nombreux monuments du patrimoine humain abritent un événement fixe dans un lieu façonné par l’homme. Les réserves écologiques, comme beaucoup de parcs nationaux, sont construites par la nature. Pour Jack Brink, Writing-on-Stone/Áísínai’pi relie ces deux définitions. L’aîné Heavy Head, Aaron Domes et Jack Brink ont joué un rôle déterminant dans la collaboration pour obtenir la désignation du site à l’UNESCO. En restant fidèle à Áísínai’pi (où « les choses sont en train d’être écrites »), le parc sera éternellement un paysage culturel en mutation, conjugué au présent. Un aîné de Kainai, un directeur de parc et un archéologue respecté sont tous d’accord pour dire que les valeurs fondamentales de Writing-on-Stone/Áísínai’pi sont les histoires qui y sont racontées. Des histoires sur la relation entre les Pieds-Noirs et un paysage sacré, ainsi que la possibilité pour les gens du monde entier de nouer leurs propres liens. L’aîné Heavy Head encourage les visiteurs à se laisser imprégner par ce lieu et à le laisser façonner leur avenir.
La photo de couverture est une gracieuseté de Alberta Parks