La représentation des histoires queer dans le cadre des Journées des lieux patrimoniaux de la Fiducie nationale

L’été 2023 a marqué la septième année des Journées des lieux patrimoniaux de la Fiducie nationale. Cette initiative permet aux personnes et aux organisations de mettre en lumière les lieux et les histoires qui leur tiennent à cœur, et ce, avec leurs propres mots. En 2023, la Fiducie nationale a aussi inauguré une toute nouvelle initiative : Les Journées des lieux patrimoniaux sous toutes les couleurs, un projet qui vise à cartographier l’histoire et les expériences des communautés queer d’un bout à l’autre de cet endroit unique qu’est le Canada. [i]

Inspirée par le projet « Queering the Map », né à Montréal et désormais reconnu à l’échelle mondiale, l’initiative des Journées des lieux patrimoniaux sous toutes les couleurs a tiré parti de la plateforme déjà en place des Journées des lieux patrimoniaux afin de réunir les parties prenantes, notamment les organisations, les auteur.e.s, les historien.ne.s et les membres de la communauté. L’objectif? Leur permettre de raconter l’histoire de lieux queer précis en utilisant leurs propres mots. En juillet, 30 sites axés sur l’histoire des communautés 2ELGBTQQIA+ avaient été répertoriés dans la liste des quelques 800 sites patrimoniaux impliqués dans les Journées des lieux patrimoniaux 2023.

Cartographier les histoires queer

The ArQuives: Canada’s LGBTQ2+ Archives

« Les histoires et les espaces queer 2ELGBTQQIA+ sont restés invisibles et dans l’ombre pendant des années, tantôt issus des communautés 2ELGBTQQIA+, tantôt de l’extérieur de ces communautés. À mesure que ces espaces évoluent et disparaissent, leur cartographie devient essentielle pour témoigner de la place qu’occupe l’histoire des communautés 2ELGBTQQIA+ dans notre quotidien » – Raegan Swanson, directrice générale de The ArQuives, Toronto (Ontario).

Bien trop souvent, la richesse et la diversité de l’histoire de certains lieux historiques importants, qu’il s’agisse entre autres de maisons, de quartiers ou de parcs, ne sont pas reconnues. Beaucoup de ces lieux ont disparu depuis longtemps, car ils ont été démolis. De l’embourgeoisement ciblé à la démolition par négligence, en passant par l’absence de protection du patrimoine et le manque de visibilité publique, les histoires locales des différentes communautés de ce territoire connu aujourd’hui sous le nom de Canada tombent souvent dans les oubliettes.

On peut citer comme exemple de cette invisibilité des sites tels que le 1422, rue Peel, connu sous l’appellation « PJs » dans les années 1960 à 1980. Il s’agissait d’un cabaret et d’un espace public dédié aux célébrations queer mis en place par Armand Monroe (La Monroe), activiste queer et icône de la drag, à une époque où l’homosexualité était largement criminalisée.  Le bâtiment du centre-ville de Montréal est aujourd’hui inoccupé et rien n’indique qu’il revêt une importance historique pour la communauté queer.

Photo du 1422, rue Peel prise en juin 2023

On peut en dire autant de l’ancien emplacement de la première librairie queer de Montréal, la Librairie L’Androgyne, fondée en 1973, ainsi que du Truxx et du Mystique, des bars gays avoisinants sur la rue Stanley. D’ailleurs, cet endroit est souvent appelé le Stonewall de Montréal. Le 21 octobre 1977, une cinquantaine de policiers lourdement armés ont fait irruption dans les bars et ont arrêté 146 hommes. Indignée, la communauté a organisé une grande manifestation de plus de 2 000 personnes. Ainsi, le 15 décembre 1977, l’Assemblée nationale du Québec a modifié la Charte des droits de la personne du Québec pour y inclure l’orientation sexuelle parmi les formes de discrimination interdites. [ii]

Ce manque de visibilité ne se limite pas à Montréal. Selon Britt Bauer, à l’origine du Historic Queer Winnipeg Walking Tour, « il s’agit de bâtiments devant lesquels nous passons tous les jours à pied ou en voiture, et pourtant nous n’avons pas conscience de la complexité de l’histoire de ces lieux et des souvenirs qui les habitent. Ces histoires ont été dissimulées et les informations auxquelles le public a accès sont éparses et fragmentaires. » Le projet de cartographie en cours de Mme Bauer permet de répertorier 32 sites qui aident à raconter l’histoire des communautés 2ELGBTQQIA+ dans la ville de Winnipeg. 

Depuis quelques années, les projets de cartographie comme celui-là se sont multipliés, en partie pour résoudre le problème de la représentation des histoires queer ancrées dans un lieu donné. Les historien.ne.s, les organisations queer et les membres impliqué.e.s de la communauté s’efforcent de révéler ces histoires dans tout le pays, que ce soit sous la forme de programmes exclusivement numériques, de cartes physiques ou de visites guidées à pied. Pour constituer ces histoires locales, beaucoup de projets reposent sur des documents d’archives et sur les témoignages des membres de la communauté. Marie Cantwell précise ceci : « La cartographie des espaces historiquement queer à partir d’archives et d’histoires orales nous permet de consolider une histoire, un lien avec le passé; chose qui était traditionnellement refusée à la communauté queer. En effet, cela nous permet de revendiquer des espaces dans l’environnement urbain, mais aussi dans l’environnement historique de la ville, de la province et du pays, en établissant que la diversité sexuelle a toujours été une réalité ici ».  

Crédit photo : Parc Michael Phair. Parc Michael Phair, Edmonton (Alberta)

Le rôle des Journées des lieux patrimoniaux sous toutes les couleurs

Dans le cadre de son initiative des « Journées des lieux patrimoniaux sous toutes les couleurs », la Fiducie propose une plateforme nationale qui permet une mise en commun des efforts déployés pour cartographier l’histoire des communautés queer. Au mois de juillet 2023, 30 histoires de lieux queer avaient été répertoriées sur le site Web des Journées des lieux patrimoniaux. Voilà qui en dit long sur l’étendue temporelle et géographique de ces lieux et qui favorise la diversité des lieux déjà représentés dans le cadre du programme. Certaines entrées commémorent des actes de protestation et de résistance, notamment le bar Jury Room, où a eu lieu le deuxième piquet de grève connu des personnes lesbiennes, gaies et bisexuelles à Halifax (Nouvelle-Écosse). L’endroit a été répertorié par Rebecca Rose, auteure de l’ouvrage Before the Parade : A History of Halifax’s Gay, Lesbian, and Bisexual Communities (1972-1984).

Pour souligner l’importance des archives dans la représentation des histoires queer locales, trois archives ont également été recensées dans le cadre de l’initiative des Journées des lieux patrimoniaux sous toutes les couleurs : The ArQuives à Toronto, les Archives Gaies du Québec et les Two-Spirit Archives de l’Université de Winnipeg. 

Crédit photo : Archives de l’Université de Winnipeg/Two-Spirit Archives

« Les Two-Spirit Archives ont entre autres pour objectif de positionner les personnes bispirituelles dans l’histoire du Canada et de les rendre plus visibles au sein de notre patrimoine documentaire. Les Journées des lieux patrimoniaux ont permis de partager les histoires fondamentales des Two-Spirit Archives avec un public plus large », écrit Brett Lougheed, archiviste de l’université. « L’inclusion des Two-Spirit Archives dans la liste des lieux patrimoniaux a également permis de démontrer la pertinence nationale de l’histoire des personnes bispirituelles, non seulement pour la transmission des histoires queer, mais aussi pour celle de l’histoire autochtone et des luttes constantes du Canada en matière de colonisation et de réconciliation. Cette reconnaissance de l’histoire des personnes bispirituelles peut contribuer à renforcer le sentiment d’appartenance au sein de la communauté par la mise en avant de leur existence à travers le temps, en dépit des efforts déployés par les colonisateurs pour tenter de les effacer. » 

Par la poursuite des Journées des lieux patrimoniaux, la Fiducie espère pouvoir développer les partenariats existants et accroître le nombre d’ajouts à la liste au cours de l’année à venir. La Fiducie reconnaît que les perspectives sont inégalement représentées en ce qui concerne l’histoire queer et entend mieux faire valoir la diversité des identités, en accordant une attention particulière aux intersections de couleur de peau, de genre et de classe dans la représentation des personnes queer. Il sera également question de répertorier les histoires ancrées dans des lieux hors des grandes villes. Comme l’écrit Valerie Korinek dans son livre Prairie Fairies : A History of Queer Communities and People in Western Canada, 1930-1985, « Les antécédents sociaux queer ne se limitent pas aux zones urbaines, côtières et métropolitaines, mais s’étendent également au Midwest et au Sud, aux zones rurales et aux petites villes. »[iii]

En mai, la Fiducie nationale se joint à plusieurs de ses collaborateurs pour soutenir la National Queer and Trans+ Community History Conference, qui aura lieu les 3 et 4 mai 2024 à l’Université MacEwan d’Edmonton, en Alberta. Cette conférence «  réunira des membres de la communauté 2SLGBTQ+, des organismes sans but lucratif, des professionnels du patrimoine, des historiens, des universitaires, des chercheurs émergents et des étudiants qui s’intéressent à la documentation, à la préservation et à la célébration d’histoires queer et trans+ diverses et intersectionnelles au Canada. »

La conférence, tout comme l’initiative des Journées des lieux patrimoniaux sous toutes les couleurs, souligne l’importance de la représentation des homosexuels dans l’histoire, à une époque où l’identité homosexuelle est de plus en plus menacée. Pour Kristopher Wells, titulaire de la chaire de recherche du Canada sur la compréhension publique de la jeunesse des minorités sexuelles et de genre (Public Understanding of Sexual and Gender Minority Youth) à l’Université MacEwan, « l’augmentation des crimes haineux au Canada confère plus d’importance que jamais aux histoires queer. Les communautés 2ELGBTQQIA+ ont toujours été une composante importante et dynamique de la société canadienne. Le fait de partager nos histoires et nos témoignages contribue à rendre visibles des vies invisibles, dans le but d’honorer le passé et de bâtir un avenir plus inclusif. »


[i] Nous avons délibérément opté pour le terme « queer » afin de mettre l’accent sur le caractère diversifié et intersectionnel des identités qui existent au sein des communautés 2ELGBTQQIA+. Aujourd’hui, « queer » vient à la fois désigner une identité et servir de terme générique. Les historien.ne.s utilisent également le terme « queer » pour aborder la nature dynamique des identités 2ELGBTQQIA+ dans une optique historique. Toutefois, nous savons que ce terme n’est pas reconnu de manière universelle et qu’il demeure porteur de préjugés pour de nombreuses personnes. Si vous avez des préoccupations ou des suggestions, n’hésitez pas à nous écrire à l’adresse agray@nationaltrustcanada.ca. Tous les commentaires sont les bienvenus, car il s’agit d’une initiative qui se poursuit.

[ii] Burnett, Richard. « History of Queer Montreal Walking Tour: 1648 to 2018. » Three Dollar Bill, 21 juin 2017, http://bugsburnett.blogspot.com/2017/06/brief-history-of-queer-montreal-and.html

[iii] Valerie J. Korinek, Prairie Fairies : A History of Queer Communities and People in Western Canada, 1930-1985 (University of Toronto Press, 2018), 7.