La conservation d’espaces dans le quartier chinois de Vancouver : raviver un quartier menacé avec des soirées mahjong animées (熱鬧) et une école de langue cantonaise historique
En 2015, le quartier chinois historique situé dans le Downtown Eastside de Vancouver était à un point critique. La pression croissante exercée par le développement immobilier menaçait ses bâtiments historiques, la spéculation immobilière faisait grimper les loyers et chassait des résidents de longue date (dont plusieurs personnes âgées) et sa vie de quartier autrefois animée s’estompait. Ce quartier extraordinaire, qui fut le plus important quartier chinois au Canada pendant une grande partie du XXe siècle, était menacé de perdre à la fois son allure particulière et son âme. Heritage Vancouver et la Fiducie nationale ont tous deux inscrit le quartier chinois de Vancouver sur leur liste de lieux menacés.
C’est à ce moment qu’est entré en scène Youth Collaborative for Chinatown (YCC) (青心在唐人街). Ce groupe dynamique organise des événements à petite échelle afin d’avoir un impact au niveau urbain, misant sur des connaissances pratiques en planification urbaine et en communication, et rouvrant une école de langue cantonaise historique. Fondé en 2015 par Doris et June Chow, Claudia Li et Kathryn Gwun-Yeen Lennon, YCC a pour objectif de renforcer le lien entre les gens et le quartier chinois et de dévoiler les rapports qui existent entre le patrimoine matériel et immatériel du quartier. Au cours des cinq dernières années, les fondatrices ont eu un impact énorme. Elles ont aidé à raviver l’esprit du quartier, à recentrer l’attention sur la planification urbaine, et à faire en sorte que l’avenir du quartier ne soit plus inquiétant mais prometteur. « Il aurait été tentant, explique Doris Chow, de suivre la voie institutionnelle et de se concentrer sur des outils de planification et des rapports. Nous avons réalisé rapidement qu’il y a souvent trop de planification et pas assez d’action, alors nous avons mis l’emphase sur l’animation communautaire. » Leur revendication novatrice, qui passe par l’expression culturelle, porte fruit. Le quartier chinois de Vancouver constitue un exemple prometteur qui offre des perspectives stratégiques aux autres quartiers en difficulté habités par des communautés culturelles minoritaires partout en Amérique du Nord.
Le quartier chinois de Vancouver est le troisième plus vieux en son genre en Amérique du Nord, après celui de San Francisco (années 1840) et de Victoria (années 1850); il demeure l’un des plus grands. Avant la fondation de Vancouver en 1886, des immigrants chinois se sont installés dans le secteur de Carrall Street et de Pender Street, formant une communauté très unie volontairement isolée au milieu des préjugés raciaux. Ils apportaient avec eux des styles architecturaux de la province de Guangdong en Chine, dont on sent encore l’influence partout dans le quartier. Contrairement au quartier chinois de San Francisco, celui de Vancouver a conservé plusieurs de ses bâtiments clan et de ses organisations communautaires (comme l’organisation tong et celle des francs-maçons), préservant ainsi le patrimoine immatériel du quartier. Au cours des dernières décennies, le centre de gravité de la communauté sino-canadienne de Vancouver a migré vers la ville de Richmond avec son marché nocturne dynamique et un grand nombre d’entreprises. Le quartier chinois est encore un endroit où les Canadiens d’origine chinoise se rendent pour faire des courses ou rencontrer leurs amis ou leur famille lors de rassemblements, de mariages ou d’événements culturels. Néanmoins, la reconnaissance, en 2011, du quartier comme Lieu historique national découlait de préoccupations concernant son avenir.
« Quand le marché nocturne du quartier chinois a fermé en 2013, explique Doris Chow, son absence s’est fait sentir immédiatement au sein de la communauté. Organiser et démonter le marché représentait alors trop de travail, considérant le faible nombre de clients qui le fréquentaient. Face à cette atmosphère morose, nous devions faire quelque chose. » L’une des premières initiatives de YCC en 2015 a été d’organiser une soirée mahjong animée (熱鬧) dans le quartier chinois. Les responsables ont décidé de donner vie au Chinatown Memorial Square (une place bétonnée sous-utilisée au cœur du quartier) un samedi soir par mois tout au long de l’été. Kathryn Gwun-Yeen Lennon dit que l’un des objectifs de YCC était de ne pas satisfaire uniquement les résidents du quartier : « Il fallait que ce soit une invitation, une manière pour les étrangers de se joindre à la vie du quartier chinois. Les non-résidents étaient gênés de s’impliquer et avaient besoin d’une excuse pour passer du temps dans le quartier et prendre part à ses activités. » Le mahjong (un jeu de tuiles chinois facile à apprendre, dynamique et bruyant) s’est avéré une bonne façon de casser la glace lors des chaudes soirées d’été. Ces événements animés ont maintenant lieu chaque été, suscitant une renaissance mahjong dans la ville. « On parle souvent des entreprises lorsqu’il est question de la revitalisation du quartier chinois, dit June Chow, mais la vraie valeur du quartier chinois réside dans la culture et l’histoire. Les soirées mahjong ont attiré l’attention de toute la ville et elles ont démontré que les gens s’intéressent au quartier. De plus, elles ont aidé à braquer les projecteurs sur les problèmes auxquels fait face le quartier chinois qui découlent de la pression liée au développement immobilier. »
Aller à l’école chinoise le samedi constitue une tradition et un rite de passage pour les Canadiens d’origine chinoise depuis plus de cent ans. La Mon Keang School, qui se trouve dans l’immeuble de la Wongs’ Benevolent Association situé au 123 East Pender Street, servait de lieu pour enseigner le cantonais depuis 1925. Quand l’école a fermé ses portes en 2011 à cause de la diminution des inscriptions et du changement démographique en faveur du mandarin, elle a laissé un vide au sein de la communauté. YCC est intervenu pour relancer l’enseignement du cantonais dans la vieille école en créant la Vancouver Chinatown Cantonese Saturday School et en développant un programme d’apprentissage axé sur le lieu. Le programme combine des périodes d’enseignement en classe et des visites du quartier, ce qui permet aux élèves de pratiquer leurs nouvelles compétences linguistiques, que ce soit en saluant leurs grands-parents, en faisant des courses ou en commandant un dim sum. YCC voulait faire de leur formation « de survie » en cantonais une expérience du quartier vivante et accessible.
L’école s’est avérée si populaire que 90 personnes sont maintenant sur sa liste d’attente. Des associations à Toronto et à Los Angeles se tournent vers l’école pour suivre son exemple. La composition des groupes de l’école du samedi est très diversifiée : le tiers est formé d’adultes pour qui la langue cantonaise est importante vu leur identité; un autre tiers a grandi sans aller à l’école chinoise et le regrette; le dernier tiers est constitué de gens qui ont des conjoints d’origine chinoise et qui souhaitent tisser des liens avec la culture de ce pays ou encore, des gens qui veulent s’engager davantage auprès de leur clientèle de personnes âgées d’origine chinoise. June Chow ne pouvait pas imaginer que ces formations en cantonais aient lieu ailleurs : « C’était très important que ça ait lieu dans la vieille Mon Keang School, pour lier le passé et le présent. Nous voulions prouver quelque chose. La façon de faire habituelle, avec les vieux bâtiments du quartier chinois, est de les raser ou de les vider pour les convertir en espaces de cotravail ou d’autres choses à la mode. Nous avons dit, “Non, ces lieux ont une utilisation historique qui peut être reprise telle quelle.” Ces espaces, comme la langue elle-même, sont toujours pertinents. » L’impression que donnent les vieux bâtiments constitue une expérience et un élément important en soi. June et Doris Chow aiment l’idée que des générations d’élèves de cours de langue entendent les mêmes sons en montant les escaliers en bois vers le local de l’école au troisième étage – le bâtiment retentit de sens et de souvenirs.
Aujourd’hui, l’avenir semble plus prometteur pour le quartier chinois. La ville et la province proposent l’inscription du quartier à la liste des Sites du patrimoine mondial de l’UNESCO; elles espèrent que ce sera le premier quartier chinois de la diaspora à être reconnu comme tel. Doris Chow estime que cette proposition de désignation devra faire valoir l’intérêt des dimensions matérielle et immatérielle de ce lieu chargé d’histoire. Mais comment évaluer ces éléments et ancrer ces pratiques et ces rituels qui animent l’endroit?
Récemment, d’autres quartiers historiques ont été inspirés par les efforts déployés pour redonner vie au quartier chinois. La communauté nippo-canadienne de Vancouver a travaillé à rebâtir le secteur du « Japantown » près de Powell Street, qui était particulièrement animé avant l’internement des Japonais pendant la Deuxième Guerre mondiale. De façon similaire, la communauté noire de Vancouver était concentrée sur Hogan’s Alley (sur la bordure sud du quartier chinois) pendant une bonne partie du XXe siècle. À partir de 1967, une grande partie du secteur a été démolie pour construire le viaduc Georgia; des efforts sont maintenant déployés pour faire revivre le secteur, en s’inspirant des leçons tirées de l’expérience du quartier chinois. Le secteur du Punjabi Market sur la rue Main dans le sud de Vancouver – une plaque tournante pour les minorités culturelles depuis les années 1970 – cherche lui aussi à retrouver son pouvoir de séduction. L’influence de YCC se fait sentir jusque dans le centre du Canada : des soirées mahjong sont maintenant organisées à Tea Base sur l’avenue Spadina à Toronto, de même que dans le quartier chinois d’Ottawa.
Ce printemps, YCC a reçu deux prix de Heritage BC dans la catégorie « Éducation, sensibilisation et communication » pour son travail innovateur avec les soirées mahjong et l’école de langue cantonaise. Le développement immobilier à Vancouver suit cependant un rythme agressif, ce qui forcera YCC à déployer rapidement de nouveaux efforts au niveau de la communauté, en poursuivant son travail qui vise à préserver les traditions et le tissu bâti dans un contexte qui évolue rapidement. « Les urbanistes nous demandent souvent, “Quelle est votre formule? Comment peut-on faire la même chose dans d’autres secteurs de la ville?”, rapporte Doris Chow. Ils parlent aussi beaucoup de création d’espaces. Mais, en réalité, il s’agit plutôt de conservation d’espaces. Il y a déjà quelque chose ici dans le quartier chinois, et il y a un réel désir de garder en vie le lieu que la communauté a créé au fil des générations. Nous voulions montrer aux gens que c’est notre quartier et que nous ne partirons pas. »