Enlaçons nos racines
Remarque : Cette traduction est une version abrégée de l’article original.
Par une fraîche matinée hivernale de 2011, dans une ancienne et dense forêt près de Port Renfrew, au sud-ouest de l’île de Vancouver, le bûcheron Dennis Cronin noue un ruban vert autour d’un énorme sapin de Douglas. Trente-six ans plus tôt, 80 km plus à l’est, Peter Pollen, le maire de Victoria, et son conseil ont adopté une résolution pour classer le majestueux Empress Hotel en tant que bien patrimonial. Même si ces deux événements sont espacés de plus d’une génération, le ruban de Cronin et la résolution de Pollen sont comparables à bien des égards. Tous deux assuraient la protection d’un objet de valeur. Tous deux ont permis de faire changer les choses. Le geste de Cronin était un acte de préservation de l’environnement, et celui de Pollen, de préservation architecturale. En examinant les deux événements et leur contexte, on peut constater des similitudes et des différences entre la sauvegarde de notre patrimoine architectural et celle de notre patrimoine naturel.
Le travail de Cronin était de sillonner les forêts à la recherche de peuplements forestiers prêts à être abattus et transformés en bois d’œuvre. Il plaçait des rubans orange, rose ou rouge sur les arbres pour identifier les blocs de bois et les arbres à couper. Rarement, Cronin sortait de sa trousse des rubans verts avec l’inscription LAISSER L’ARBRE, en majuscules. C’était généralement pour marquer les arbres imparfaits ayant peu ou pas de valeur commerciale. Le vert indiquait que l’arbre ne devait pas être abattu.
La circonférence du pied du sapin de Douglas marqué d’un ruban vert par Cronin atteignait 12 mètres, un chiffre stupéfiant. Le géant atteignait près de 66 mètres de hauteur. Selon Cronin, il serait millénaire.
Son instinct lui a dicté de ne pas laisser l’arbre être abattu, malgré les 50 000 dollars qu’il aurait pu rapporter une fois transformé en planches et en poteaux. Les bûcherons qui le suivaient dans la forêt ont respecté sa décision. Le gigantesque sapin de Douglas s’est vite retrouvé seul au milieu d’une coupe à blanc. On pouvait voir sa cime verte à des kilomètres à la ronde. À la question de savoir pourquoi il avait épargné l’arbre, Cronin a simplement répondu : « Parce que je l’aimais bien ».
Des organismes tels que l’Ancient Forest Alliance (AFA) en Colombie-Britannique montrent leur préoccupation envers les arbres âgés en faisant de la recherche et en militant. En 2010, Ken Wu et d’autres militants ont créé l’AFA « afin de découvrir et documenter des arbres de taille extraordinaire et des peuplements encore intacts », et « d’assurer leur protection ». Leur message est simple : l’industrie et le gouvernement doivent prendre des mesures pour protéger les arbres d’exception. Wu a engagé le photographe T. J. Watt pour obtenir quelques bons exemples.
Lors d’une randonnée en forêt en 2012, Watt a remarqué l’arbre connu sous le nom de Doug le grand solitaire et s’est empressé d’en montrer une photographie à Wu. Le mouvement de sauvegarde du rescapé solitaire a débuté. Le message de l’AFA était clair : l’industrie et le gouvernement doivent prendre des mesures pour protéger les arbres d’exception.
En janvier 1997, un incident similaire touchant un vieil arbre isolé a eu lieu à Haïda Gwaii, le groupe d’îles au large de la côte nord de la Colombie-Britannique. Dans The Golden Spruce, John Vaillant raconte que le bûcheron Grant Hadwin est tombé sur une épinette de Sitka porteuse d’une mutation génétique qui lui donnait des épines dorées. L’arbre avait à peine 20 % du taux de chlorophylle normal, à l’instar de l’albinisme humain, qui se caractérise par un manque de pigmentation. Hadwin a eu une révélation. Invoquant l’image de l’épinette dorée, il s’est opposé aux sociétés forestières pour lutter contre la pratique de la coupe à blanc. En dépit de ses efforts, il a eu pour seule réponse le bruit des tronçonneuses. Les sociétés forestières ont continué à abattre les forêts sans relâche. Frustré, Hadwin a lui-même abattu l’épinette dorée afin de ramener l’attention sur la problématique globale. Quand ses détracteurs lui ont reproché d’être fou, Hadwin a répondu : « lorsqu’une société valorise autant un arbre mutant et ignore ce qui se passe dans le reste de la forêt, ce n’est pas la personne qui le signale qui doit être qualifiée de [folle] ».
Les lecteurs de Locale savent pertinemment que de tels conflits sévissent souvent autour des bâtiments et des arbres. Il y a cinquante ans, un conflit légendaire concernant le bien-aimé Crystal Garden de Victoria a éclaté. Bâti par le Chemin de fer Canadien Pacifique en 1925, il servait de piscine d’eau salée et de jardin de thé en pot, en plus d’offrir un service aux clients de l’Empress Hotel, adjacent au CFCP. Le Crystal Garden a fermé ses portes en 1967, car le sel avait rongé la tuyauterie. La menace de sa démolition a entraîné une importante campagne de préservation populaire. La Crystal Garden Preservation Society a été formée par le célèbre journaliste Pierre Berton, l’architecte Peter Cotton, le professeur Martin Segger et plusieurs autres. Berton était président de la Fiducie nationale du Canada, alors appelée Héritage Canada, et Segger était membre du conseil des gouverneurs. Au final, Berton et ses alliés ont remporté la victoire et le Crystal Garden est demeuré intact. Il a d’abord été reconverti en conservatoire et fait maintenant partie du Centre des congrès de Victoria.
Des militants tels que Grant Hadwin et Pierre Berton ont contribué à la sauvegarde de nombreuses forêts et monuments historiques. Les activités militantes qui font la une des journaux sont toujours utiles, mais la pérennité de leurs actions ne peut être assurée qu’avec une loi de conservation. Certains gouvernements ont régi la question de la protection depuis des lustres. La conservation des bâtiments historiques propose, pour les arbres âgés, un modèle qui a fait ses preuves. Dès le XXe siècle, la plupart des pays développés avaient adopté des lois et mis en place les infrastructures nécessaires pour recenser les bâtiments patrimoniaux dignes d’intérêt et protéger les plus importants. Le Canada s’est joint tardivement à la fête.
Ici, comme dans de nombreux autres pays, la méthode d’évaluation et de protection est simple. Une série de valeurs patrimoniales, telles que le mérite esthétique, historique, social et spirituel, détermine ce que la société juge important. Les sites historiques réputés pour présenter ces valeurs sont classés dans un répertoire, également appelé registre. Le gouvernement désigne un comité qui représente les différents intérêts de la communauté, et qui est chargé d’évaluer les bâtiments proposés en fonction des valeurs patrimoniales. Les bâtiments qui obtiennent des notes élevées font l’objet d’une recommandation de protection (« désignation »). La décision finale revient aux élus.
L’Empress Hotel est l’un des nombreux bâtiments ainsi évalués et protégés en vertu de la législation provinciale. Il a été construit par le CFCP pour sa chaîne d’hôtels de style château, et domine le pittoresque arrière-port de Victoria. Des centaines de milliers de bâtiments à travers le Canada ont été répertoriés et environ 13 000 ont été désignés.
La législation sur les bâtiments historiques permet également de protéger les richesses naturelles du paysage. Par exemple, l’intime jardin chinois classique Dr Sun Yat-Sen et l’immense parc Stanley, d’une superficie de 405 hectares, ont été désignés comme biens patrimoniaux protégés par la Ville de Vancouver. Le registre du patrimoine de Vancouver recense trois douzaines d’arbres, ou de groupes d’arbres, en tant que « ressources paysagères ». Le plus connu est l’arbre creux du parc Stanley, un lieu historique national.
À l’étranger, on apprend que les autorités locales en Angleterre peuvent protéger les arbres grâce à des « décrets de préservation des arbres ». À Adélaïde, en Australie, les arbres d’une circonférence de deux mètres ou plus ne peuvent être abattus, tués ou coupés sans une autorisation préalable du conseil municipal.
On attache une grande valeur aux arbres, tant sur le plan matériel qu’immatériel. Dans le premier cas, il est question de soutenir la biodiversité, de stabiliser les sols et de fournir des fruits et des noix comestibles. L’abattage d’un olivier en pleine croissance était passible de la peine de mort en Grèce antique. Pour les valeurs immatérielles, on considère souvent que ces « cathédrales naturelles » revêtent une signification sociale et spirituelle.
En outre, les associations et les significations participent à la valorisation du patrimoine, aussi bien pour les bâtiments que pour les arbres. Dans Kicked a Building Lately?, Ada Louise Huxtable, critique architecturale de longue date au New York Times, a écrit ceci : « Un bon bâtiment ancien devrait acquérir des niveaux de signification esthétique avec le temps (comme les anneaux de croissance des arbres), et être continuellement enrichi par des fonctions contemporaines, au lieu d’être isolé ».
L’importance des valeurs culturelles immatérielles n’est nulle part plus évidente que chez les Aborigènes d’Australie. Journaliste autonome, Nayuka Gorrie, s’identifiant comme une personne du Djap Wurrung, a exprimé sa réaction passionnée quant à l’intention des responsables du Projet de grandes routes de détruire des dizaines d’arbres âgés de 800 ans dans le but d’étendre une autoroute près d’Ararat, à Victoria. La destruction majeure prévue avait pour but de faire gagner deux minutes aux conducteurs. Gorrie a déclaré ceci :
Ces arbres constituent le patrimoine du peuple Djap Wurrung. Ces arbres représentent mon patrimoine, notre patrimoine. Les garder en vie et en sécurité est une obligation culturelle et une affirmation de notre indépendance.
Les écrivains décrivent souvent les arbres âgés avec émotion, même s’ils n’entretiennent pas un lien personnel aussi fort avec eux. Le bush poet australien Henry Kendall a écrit ceci dans Mountains :
Sous ces sommets majestueux — sous les arbres centenaires,
Je suis assis, le cœur creux, à l’écoute d’une brise solitaire!
[traduction libre]
L’émotion est également au cœur de la campagne pour sauver Doug le grand solitaire. L’arbre est devenu célèbre dès son baptême. Son anthropomorphisation a résonné auprès des gens. Il portait un nom, et un bien triste en plus.
De tels sentiments ont poussé les écologistes à s’enchaîner à de précieux arbres âgés. Mais pour assurer la longévité des arbres et des forêts âgés, il faut que le militantisme puisse déboucher sur une réglementation. C’est pourquoi la militante Marie-Claire Cordonier Segger (fille du militant de Crystal Garden, Martin Segger) a protesté depuis une branche d’arbre devant l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique lorsqu’elle était adolescente. La jeune Segger a grandi et est devenue avocate spécialisée en droit de l’environnement. Elle est aujourd’hui négociatrice de traités et avocate générale aux Nations unies, directrice d’un centre de droit du développement durable et professeure de droit international aux universités de Cambridge (Royaume-Uni) et de Waterloo (Canada). Elle se souvient avoir pris le risque d’exhorter le gouvernement à « protéger un arbre d’exception, une chute d’eau et une vallée (tout un écosystème en réalité) de la dégradation et de la destruction ». Selon elle, c’était « un cas de profonde injustice ».
Grâce aux efforts de Segger et d’autres militants, plusieurs régions forestières exceptionnelles de la Colombie-Britannique ont bénéficié d’une protection officielle. Par exemple, les vallées vulnérables de Carmanah et de Walbran, qui ont toutes deux été le théâtre de batailles il y a quelques décennies, forment aujourd’hui le très précieux parc provincial de Carmanah Walbran, qui s’étend sur 16 000 hectares.
Pour faire progresser la conservation des bâtiments et des arbres, il faudra plus qu’une poignée d’écologistes prêts à s’y enchaîner. Peut-être qu’avec le temps, la protection des arbres et des forêts patrimoniales deviendra une évidence, tout comme celle des bâtiments et des lieux historiques. Cela va bien au-delà d’un lien entre le passé et le présent. Les arbres contribuent considérablement à notre combat commun contre les changements climatiques. Ce qui fait du militantisme un outil plus essentiel que jamais. Le Crystal Garden de Victoria n’a été protégé qu’après le travail acharné de certaines personnalités et de groupes communautaires.
Il faudra toujours que des personnes comme Berton, Hadwin, Wu et Segger, ainsi que des organisations comme la Fiducie nationale du Canada, la Crystal Garden Preservation Society, l’Ancient Forest Alliance et les gardiens de Gwaii Haanas, prennent le taureau par les cornes. Il en ira de même pour les futurs champions politiques, qui rédigeront de nouvelles lois, et pour les citoyens ordinaires, qui exprimeront leur colère chaque fois qu’ils verront un bâtiment historique important menacé ou un arbre âgé marqué pour être abattu. En revanche, nous devons pour l’instant la survie du Crystal Garden, de Doug le grand solitaire et de l’arbre le plus noueux du Canada à des actions militantes : la notoriété de Pierre Berton, l’accomplissement anticonformiste de Dennis Cronin, et la ténacité opiniâtre de Ken Wu et de T.J. Watt. Ils nous permettent d’espérer que Doug le grand solitaire, l’Empress Hotel et les autres vivront pour être enlacés encore et encore.
L’auteur remercie Seyedhamed Yeganehfarzand, Lindsay Kaisla, Marie-Claire Cordonier Segger et Ken Nicolson pour leur soutien dans la rédaction de cet article.