L’Edmonton Queer History Project : l’aménagement patrimonial comme source de justice sociale ancrée dans la communauté
Les témoignages des personnes 2ELGBTQ+ (bispirituelles, lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans et queer) font souvent défaut dans les documents d’histoire locaux et les archives publiques; ils sont souvent inexistants dans les programmes d’enseignement et demeurent invisibles dans les rues urbaines.
À Edmonton, l’innovant Edmonton Queer History Project (EQHP) œuvre pour mettre en lumière ces histoires et ces lieux « enfouis » et contribue à inspirer et à rapprocher une nouvelle génération. Tout a commencé en 2015 sous la forme d’une exposition multimédia intitulée « We Are Here » à la galerie d’art de l’Alberta pour célébrer le 35e anniversaire du festival de la Fierté d’Edmonton. Cette dernière a ensuite fait partie d’une exposition itinérante qui a rejoint deux douzaines de collectivités rurales à travers l’Alberta, pour devenir une initiative de grande envergure qui comprend notamment une carte du centre-ville imprimée et magnifiquement illustrée sur laquelle figurent 27 des points de repère historiques queers d’Edmonton, un site web éducatif interactif, une chronologie de l’histoire de la Fierté et une série de balados mettant de l’avant les histoires queers locales, dont celle de l’ancienne première ministre Alison Redford. L’EQHP est maintenant impliqué, en collaboration avec la Ville d’Edmonton, dans la création de repères patrimoniaux queers dans tout le centre-ville et prépare une nouvelle série estivale de visites guidées à pied. Tout ceci a pour but de rendre visible et de faire revivre cette histoire auparavant invisible.
L’EQHP se veut un projet universitaire-communautaire dynamique, mené par une équipe diversifiée d’artistes, d’aîné.e.s de personnes âgées, de propriétaires d’entreprises, d’étudiant.e.s et d’universitaires locaux, dont Kristopher Wells, Ph. D. (titulaire d’une chaire de recherche du Canada, Université MacEwan), et Michelle Lavoie, Ph. D. (chercheuse postdoctorale, Centre for Sexual and Gender Diversity, Université MacEwan). Par ailleurs, le projet réunit toute une gamme de partenaires communautaires, dont l’Edmonton 2 Spirit Society, le Citadel Theatre et l’Edmonton Downtown Business Association.
« Les sites du centre-ville que nous avons recensés dans le cadre de notre projet d’histoire des personnes queers sont autant de possibilités, et même d’invitations, pour raconter des récits d’intérêt communautaire qui vont plus loin », explique M. Wells, tout en constituant une mosaïque de personnes, de lieux, de moments, de documents et d’archives. « Il s’agit pour nous d’essayer de multiplier les voies d’accès à cette histoire oubliée, ajoute Mme Lavoie. Nous tenons beaucoup à interpeller différents publics en dressant différentes portes d’entrée, qu’il s’agisse de contenus numériques, de documents d’archives ou de lieux patrimoniaux, et à interconnecter ces différentes façons de comprendre les choses », précise-t-elle. Au départ, l’EQHP a cerné les lieux patrimoniaux du centre-ville et a effectué des recherches à leur sujet, car traditionnellement, les personnes queers finissaient par se rassembler en ville pour des raisons de sécurité et d’anonymat.
Les différents sites de l’EQHP retracent les hauts et les bas de la communauté 2ELGBTQ+ d’Edmonton, ce qui a levé le voile sur des sources de fierté, mais aussi de protestation. Par exemple, le Pisces Health Spa (10508, 109th Street) a été le théâtre du « Stonewall moment » qui a marqué Edmonton. La rafle du 30 mai 1981 au spa, effectuée par la « Morality Unit » du service de police d’Edmonton, fut la plus grande arrestation de masse de l’histoire de l’Alberta, et a eu un effet dévastateur sur la communauté 2ELGBTQ+ locale. Ce fut également un catalyseur qui a mobilisé des membres et partisan.e.s de la communauté, et qui a permis à des acteurs et actrices clés comme Michael Phair d’accéder au leadership communautaire et à la politique civique. Ce catalyseur a permis de lancer le Privacy Defense Committee d’Edmonton, un groupe pionnier en matière de réforme du droit.
Un autre site du projet EQHP retrace l’histoire de la première librairie féministe d’Edmonton, Common Woman Books. Cette librairie, qui a vu le jour dans le sous-sol de la maison de Halyna Freeland (la mère de l’honorable vice-première ministre Chrystia Freeland), a été la première coopérative de librairies de la ville à utiliser le mot « lesbienne » pour sa section consacrée aux ressources et à la fiction lesbiennes. Elle a ainsi pavé la voie pour les futures librairies queers comme Orlando, Audrey’s Books et Glass Bookshop.
Pour Mme Lavoie, dresser la carte des sites au moyen du projet EQHP et créer des outils pédagogiques n’est pas une fin en soi : « Il s’agit de bâtir des communautés intergénérationnelles 2ELGBTQ+, et de commencer à tisser des liens à partir de ce travail. Les visites en autobus et à pied que nous avons organisées ont déclenché des conversations et donné lieu à de nouvelles histoires et à de nouveaux lieux d’intérêt significatifs. » À l’heure où Edmonton commence à perdre ses personnes âgées et ses aîné.e.s qui ont combattu pour les droits et les privilèges des personnes queers, la reconstitution de cette histoire orale apparaît comme une véritable urgence, tout comme l’archivage des journaux communautaires et des documents éphémères qui relatent la vie locale des membres de la communauté 2ELGBTQ+.
Le programme de l’EQHP, en lice pour le Prix d’histoire du Gouverneur général 2022 pour l’excellence des programmes communautaires, se consacre actuellement à la numérisation et à l’archivage des traces écrites, souvent éphémères, de la communauté queer. Citons notamment les bulletins d’information, les articles, les journaux et les dossiers personnels et judiciaires de la communauté. Le programme prévoit également le lancement d’une nouvelle carte numérique « plus démocratique » qui permettra aux membres de la communauté d’identifier les lieux qui leur tiennent à cœur dans la ville.
« Notre projet montre que l’histoire des personnes queers est partout, il suffit de savoir où regarder, explique M. Wells. Nous espérons que l’Edmonton Queer History Project inspirera d’autres villes à se pencher sur l’histoire de leurs propres communautés 2ELGBTQ+ et à en rassembler les traces. Nous savons que ces témoignages sont là, prêts à être racontés et célébrés. »