Alerte rouge : l’apport de la conservation patrimoniale à la crise du logement
Les voyants d’avertissement du patrimoine clignotent, le signal d’alarme sonne. La crise du logement et la nécessité d’augmenter le nombre de logements abordables, inclusifs et sécuritaires, sont des thèmes qui se retrouvent depuis des mois dans les manchettes et les débats politiques canadiens. Dans la récente lancée qui vise à accélérer la création de logements, la protection et la gestion patrimoniale (tout comme les outils d’identification qui s’y rattachent) ont été accusées de constituer des obstacles dans un nombre croissant de municipalités et de provinces. Que se passe-t-il? Cet enjeu apparaîtra-t-il bientôt partout au Canada? Comment le secteur patrimonial devrait-il réagir?
Le 28 novembre 2022, le gouvernement de l’Ontario a adopté le projet de loi 23, qui a pour but d’accélérer la construction d’un plus grand nombre de logements. L’adoption de ce projet de loi a entraîné une série de modifications législatives, engendrant le plus important recul de l’histoire canadienne en matière de protection patrimoniale. Le projet de loi 23 n’a pas été une surprise : ses points principaux reflètent les recommandations du gouvernement ontarien, issues du rapport du Groupe d’étude sur le logement abordable. Ses idées maîtresses : « Bien que les vrais sites patrimoniaux soient importants, la préservation patrimoniale est aussi devenue un outil pour bloquer le développement de logements. » Le projet de loi 23 d’Ontario — qu’on pourrait qualifier de tentaculaire — sert à court-circuiter les éléments clés de la Loi sur le patrimoine de l’Ontario : 1) elle complique le processus de désignation patrimoniale de propriétés individuelles et de quartiers, en plus de faciliter sa révocation; 2) elle limite la protection de lieux non désignés, mais identifiés comme ayant un potentiel patrimonial, en imposant un maximum de deux ans à leur inclusion dans les registres municipaux; 3) elle prohibe la désignation patrimoniale lorsqu’une demande de permis de planification a été déposée. Des municipalités partout en Ontario se précipitent actuellement pour trier les propriétés patrimoniales inscrites dans leur registre (essentiellement des inventaires) et désigner rapidement celles qui sont cruciales avant qu’elles ne soient rejetées en janvier 2025.
L’automne dernier, le Fonds pour accélérer la construction de logements de la municipalité régionale d’Halifax a proposé des modifications importantes à la planification qui guide le développement de la ville. Le 16 février 2024, la Heritage Trust of Nova Scotia a formulé ses inquiétudes dans une déclaration : « Bien que les révisions proposées prévoient des exemptions et des protections particulières pour les bâtiments patrimoniaux inscrits et les quartiers de préservation patrimoniale actuels, nous craignons que les modifications aux zonages environnants favorisent la désinscription et la démolition de lieux patrimoniaux inscrits dans la presqu’île d’Halifax, ainsi que dans les autres endroits concernés par cette planification. De plus, nous craignons que ces changements mènent à la démolition de plusieurs bâtiments historiques et quartiers qui ne sont pas encore inscrits. »
En Colombie-Britannique, le gouvernement provincial semble avoir adopté une approche plus modérée. Un nouvel ajustement à la loi relative à la situation du logement a fait l’objet d’une sanction royale le 30 novembre 2023, faisant entre autres passer de plein droit les lots actuellement réservés aux maisons unifamiliales à un zonage qui autorise la construction de trois à six unités par lot (selon sa taille). Tout comme en Ontario, l’emploi du prétexte patrimonial pour limiter le logement est pointé du doigt : « la désignation patrimoniale par décret ne doit pas être employée pour empêcher l’usage de biens immobiliers ou le développement de terrains vers une densité d’utilisation supérieure permise par le zonage règlementaire ». Alors que ce type de zonage de plein droit augmente, certains défenseurs du patrimoine dans la province craignent que la plus grande perte soit que les gouvernements locaux ne puissent plus se servir de l’argument relatif à la densité pour favoriser le patrimoine en ayant recours aux Heritage Revitalization Agreements propres à la Colombie-Britannique.
Des signaux d’alarme encore plus inquiétants pour le patrimoine ont été lancés le 5 mars 2024. Le Groupe de travail pour l’habitation et le climat, réputé à l’échelle nationale (et constitué de figures éminentes comme Mark Carney, Jennifer Keesmaat, Don Iveson et Lisa Raitt), a publié à cette date son rapport « Construisons 5,8 millions d’unités de la bonne façon ». Le document s’inspire en grande partie du rapport du Groupe d’étude sur le logement abordable qui l’a précédé. « Créer un régime d’aménagement plus permissif en ce qui a trait à l’usage, à la planification et à l’appropriation des usages autorisés, qui prévoit notamment l’abrogation de politiques, de zonages ou de plans qui privilégient la conservation de l’aspect physique du quartier » est l’une des recommandations formulées dans le rapport.
Tous ces éléments mis ensemble ont un impact significatif. Dans cette lancée, ces arguments et ces « solutions » se retrouveront bientôt près de chez nous. L’idée selon laquelle la protection et des mécanismes d’identification du patrimoine doivent être freinés afin de bâtir davantage de logements semble prendre de l’ampleur : désormais, ce point de vue est sans conteste partagé par un nombre considérable de personnes. Encore maintenant, cette conception circule sans être remise en question chez un nombre croissant d’élus et d’observateurs influents, en particulier dans les grandes régions urbaines.
Comment en sommes-nous arrivés là? « Progressivement d’abord, et puis brusquement », comme l’a dit Ernest Hemingway. Les commentateurs municipaux ontariens ont montré du doigt la lourde liste de la Ville de Toronto (composée de centaines de bâtiments anciens situés le long des rues commerciales importantes) comme étant un moment clé : en 2020, le mécontentement des défenseurs du logement s’est alors tourné vers le patrimoine. En réalité, les tensions autour de la protection patrimoniale existent depuis les débuts du mouvement canadien, dans les années 1970 : le patrimoine était déjà accusé d’être un obstacle, d’être élitiste et de ralentir le développement. Le lien entre patrimoine et logement, cependant, a été renforcé avec la croissance du mouvement YIMBY (« Yes in My Backyard » : « Oui, dans ma cour ») à San Francisco dans les années 2010. La conservation patrimoniale y était alors présentée comme freinant souvent le développement du logement. Cette opposition s’est répandue dans plusieurs autres villes, particulièrement à Melbourne et à Sydney en Australie, ainsi qu’à Toronto, où le discours YIMBY associe généralement patrimoine et anti-densité dans les publications dans les médias sociaux.
Lorsqu’il est question de l’impact de la désignation et de l’identification patrimoniales sur le logement, où se situe la ligne entre perceptions et réalité? Examinons ces plaintes, qui se résument à quatre idées principales :
- « Le secteur patrimonial s’est éloigné des bâtiments importants alors qu’il devrait s’en tenir à ce domaine, notamment les bâtiments dont la valeur architecturale est indéniable. » — Lorsque des communautés désignent des propriétés modestes aux caractéristiques architecturales plutôt répandues, mais qui possèdent néanmoins une valeur sociale et culturelle considérable, ces efforts sont critiqués comme étant superflus et nuisibles à la densité. Pourtant, les initiatives en faveur du patrimoine sont souvent critiquées par les mêmes personnes comme étant élitistes. Il est vrai qu’une grande proportion de désignations qui remontent aux années 1970 et 1980 (époque au cours de laquelle la valeur architecturale régnait en maître) est constituée de manoirs, de banques et de lieux sophistiqués, ce qui représente un défi de taille.
- « Le recours abusif au patrimoine ou aux quartiers de caractère par le mouvement NIMBY (“Not in My Backyard”: “pas dans ma cour”) nuit aux recours au patrimoine qui sont appropriés. » – Bien qu’à certaines occasions en Ontario et dans d’autres régions des groupes aient exploité le statut patrimonial en guise de manœuvre NIMBY de dernier recours pour ralentir le développement immobilier, il s’agit d’exceptions plutôt que de la norme. D’ailleurs, comment discerner un emploi cynique de la désignation patrimoniale par des groupes (ou des individus) d’un recours fait de bonne foi? Cette nuance importe-t-elle si les évaluations patrimoniales sont cohérentes et que le résultat est la désignation de lieux importants? Si toutes les interventions de dernière heure servent de références en matière d’usage abusif des processus patrimoniaux par les partisans du NIMBY, alors la situation est problématique, puisque la vraie valeur de plusieurs propriétés n’apparaît qu’avec le temps et que la plupart des évaluations ne sont amorcées qu’in extremis.
- « Le patrimoine est intraitable et annule toute possibilité d’augmenter la densité. » – En réalité, les acteurs du secteur de la préservation patrimoniale au Canada sont pragmatiques et reconnaissent qu’il faut revoir et ajuster les façons de faire actuelles. Le mémoire de maîtrise déposé récemment par Janet Li à la University of Waterloo (Facadist Toronto : Heritage at Face Value, 2023) rassemble cent exemples de « souplesse » et de compromis faits dans le domaine patrimonial qui ont eu pour conséquence de ne conserver que les façades de bâtiments dans le centre-ville de Toronto. Toutefois, le souci principal de ceux qui s’opposent au patrimoine est l’emploi supposé de ce dernier pour limiter la densité dans les quartiers résidentiels et le long d’axes commerciaux. Or, ces craintes résultent en grande partie d’extrapolations qui ont pour points de départ des cas isolés très médiatisés.
- « La protection et l’identification de bâtiments patrimoniaux s’accélèrent à un rythme inquiétant, et trop de propriétés et de quartiers sont reconnus pour leur valeur patrimoniale. » – En fait, les données démontrent tout le contraire. Seulement 2,4 % du patrimoine bâti de Toronto est reconnu d’une manière ou d’une autre comme étant patrimonial; à Edmonton, 0,28 % l’est. En comparaison, la ville de Tulsa (dans l’état d’Oklahoma) a reconnu 3 %; la ville de New York, 3,9 %; Boise (en Idaho), 5,2 %; et Tampa (en Floride), 6,1 %. Quant à une accélération des désignations, la plupart des municipalités d’Ontario n’en ajoutent en moyenne qu’une ou deux annuellement, alors que les plus grandes villes (telles que Hamilton et Ottawa) n’en comptent que cinq nouvelles par année environ. Ces statistiques sont semblables à celles d’autres villes canadiennes comme Winnipeg et Calgary.
En fin de compte, est-ce que les données et les faits changent réellement la perception que les gens ont du patrimoine? Les examiner a-t-il un impact dans la sphère publique? Oui et non. Non, parce que, dans leur course pour apaiser la crise du logement, les gouvernements prennent des décisions si rapidement que la prise en compte des faits semble souvent de moindre importance. Oui, parce que les données et les faits aideront les personnes impliquées dans le domaine du patrimoine à mieux se situer : ces données mettent en lumière, d’une part, le travail effectué dans ce secteur pour créer de nouveaux logements et, d’autre part, les aspects qui nécessitent davantage d’efforts.
À Toronto en 2022, lors de la Conférence de la Fiducie nationale (conjointe avec l’ACECP et le Cercle du patrimoine autochtone), Phil Pothen de la Protection environnementale n’a pas mâché ses mots dans son message d’amour « à la dure » au secteur du patrimoine : « Dans tout le Canada, et en particulier dans le sud de l’Ontario, la totalité de la question patrimoniale — et je n’exagère pas, si je me fie à des conversations avec des décideurs et des personnes influentes — risque bel et bien d’être complètement ignorée. Elle est perçue comme nuisant (plutôt que contribuant) à l’atteinte de trois impératifs moraux qui font désormais consensus. » Comme il l’a expliqué, ces impératifs se résument ainsi : 1) offrir des logements abordables dans chaque quartier où des gens souhaitent vivre; 2) protéger ce qui reste des terres agricoles et des habitats de qualité canadiens, qui se trouvent concentrés principalement en périphérie des villes, là où la demande de propriétés est plus élevée; et 3) réduire les transports et le chauffage des ménages, associés à l’émission de gaz à effet de serre.
En réponse, le secteur patrimonial ne devrait pas se retrancher dans sa position actuelle ni ignorer ces changements. Une attention particulière devrait plutôt être prêtée aux arguments soulevés par les critiques. De plus, des actions qui peuvent être déployées dès maintenant par le mouvement pour la préservation patrimoniale devraient être identifiées pour lui permettre de prendre part à ce qui vient. Cela implique le respect de certaines approches traditionnelles, mais aussi la transformation d’autres, et le soutien actif du logement et des solutions d’intensification dans la sphère publique.
Restez à l’affût pour en apprendre davantage, au cours des prochains mois, sur le rôle que peut jouer la conservation patrimoniale en vue d’aider à résoudre la crise du logement.